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Etre au monde
"Il les fait asseoir. Jusqu’ici personne n’a parlé. Ce qu’il fait, ce qu’il décide de faire, c’est comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre. Lui est un autre. Encore. C’est une manie depuis le début. Banal, cependant. Comme si l’un ou l’une d’entre eux avait fait la réflexion."

Etre au monde
Il les fait asseoir. Jusqu’ici personne n’a parlé. Ce qu’il fait, ce qu’il décide de faire, c’est comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre. Lui est un autre. Encore. C’est une manie depuis le début. Banal, cependant. Comme si l’un ou l’une d’entre eux avait fait la réflexion.
« Je veux vous raconter notre enfance. Pour mieux se connaître avant de se quitter. Pensez à bien analyser ce qui rend le souvenir aussi présent à l’instant même. La lumière souvent, les couleurs, de la terre sèche, des roches, des eaux stagnantes, des plantes stressées de soif et le sentiment que ce moment ne finit pas, comme une mise en abyme du temps piégé par le souvenir. »
Et précisément, je vais vous parler de la terre. De la terre sûrement qui n’avait rien de symbolique, mais bien terre à terre, salissante, entre l’argile, le sable et le plomb qui la composent, j’ai créé le monde qui serait mien. C’est arrogant de ma part de jouer ce côté démiurgique de créer avec de la terre. Mais le fait est que j’ai tout de suite mis mes mains dans la boue. Progressivement j’ai compris le rôle que prenait ce premier élément, et un philosophe de passage aurait vu comment « j’étais au monde », et je n’en étais pas peu fier.
Un monde au centre de la Terre, au bord des nuées, des voiles transparents et des plateaux de cuivre sur lesquels tintent les gobelets d’argent encore vides. Les ambres d’oranges et de dattes dans le massepain fourré jusqu’à l’explosion sucrée dans la bouche carmine des danseuses du ventre. Parfois un cordon ombilical bleu et sanglant tombait à terre en hurlant la détresse de la naissance, dans une bulle d’oxygène pressurisé. Les danseurs en sarouels de satin noir et brillant, avaient abandonné leur canne de golf et les paniers remplis de poissons multicolores. Ils sautaient avec le ridicule des criquets affamés sur les branches des jujubiers faméliques, et tapaient frénétiquement sur des darboukas en peau de chèvres dorées par les vents des roses des sables.
De là vient peut-être mon inaptitude à être sur la terre réelle. Cette boue d’étain et de porphyre, ce magma sorti des colonnes des temples que les abeilles avaient gavées de leur miel, ce chaos de l’enfance folle comme la chenille qu’une épine a percée, c’est du sol du Sud, sur la carte jaunie par les pétales des cyclamens héliotropes, que je les ai extraits. Je peux la localiser maintenant, mais à l’époque de mes grands travaux de concurrent créateur, c’était une véritable utopie, c’était nulle part, et en un lieu, en même temps. Les lézards, avant leur mue, avaient ce large sourire de l’homme qui rit dont on ne peut recoudre les lèvres. Certains avaient badigeonné d’une larme rouge leur crâne hérissé de minuscules émeraudes. Ils surveillaient le mouvement qui venait à la surface du ventre immonde du nouveau monde.
Quelle fierté d’être cet homme créateur de cette œuvre divine. Je les voyais, ces Révélés, dans leur coin immense et infini, cherchant à trouver ce sentiment humain de la joie. Ils ne trouvaient que la colère, tant les hommes, par-delà les millénaires n’avaient fait que les décevoir. Ils pouvaient lâcher éclairs et trombes d’eau, malédictions et malheurs, ma Terre était à l’abri du Monde.
Enfance pétale, enfance parfum, enfance fruit, mais jamais racine. Elles dansent les libellules et leurs effets de lumière transparente et bleutée, leur vol stationnaire au fil de l’eau si claire que les œufs des saumons se couvrent de leur ombre déchirée. La mousse des gesticulations des vierges de la rivière vient se rabattre sur le désordre des bords envahis de joncs et d’iris aquaphiles.
Tout, absolument tout, est de mon âge. Tout grandira comme moi. Le lierre agrippé au tronc comme le bébé macaque à la ptose mammaire de sa mère. La petite truite aux lucioles fixées à ses écailles lissées qui éclairent sa fuite. L’arbuste sorti de l’humus par une brigade de lombrics et de bousiers, tous casqués et portant heaumes et boucliers de coques de noix. L’églantine, étonnée d’être si fragile et si belle au milieu des premiers glaïeuls dont la feuille vigoureuse protège une colonie de coccinelles en apprentissage.