chapitre 4

La dame de l'Oued

"Il me manquera toujours une fleur à mes bouquets, une couleur à ma palette, un mot à mes excuses, une vérité à mes mensonges"

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La dame de l'Oued

Il me manquera toujours une fleur à mes bouquets, une couleur à ma palette, un mot à mes excuses, une vérité à mes mensonges. Pourtant, sans jamais penser écrire sur ces tablettes d’argile avec ce stylet en ivoire, j’ai vécu des moments fabuleux. Je ne sais plus depuis longtemps quel morceau de Terre j’ai pu habiter en ces temps de retour des hirondelles, des passages des cigognes, des floraisons des capucines et de l’odeur de la menthe sauvage. Il y avait un périmètre marqué par des murs en pisé où les petits bousiers s’étaient sacrifiés pour consolider la boue et la paille, dont des soldats égyptiens de Toutankhamon en avaient fait des briques. De l’élévation des murs, comme ceux du premier temple juif, nos maisons étaient devenues ces parts d’un palais de marbre et de dorures. De petits châteaux dans un immense mémorial divin où circulaient à même leurs chevaux, les gardes qui nous gardaient. Rockie, ma chienne, me regardait avec étonnement et ses petits chiots accrochés à ses mamelles, cessaient leur succion pour me regarder fixement, avec un peu d’inquiétude. Et si je m’étais trompé ?

Je veux absolument conserver mes souvenirs tels qu’ils sont en moi, ces filets de sang et de chaleur qui parcourent tout mon corps, me font frémir le bout de mes doigts, et me rendent tels qu’ils étaient et non tels qu’ils devaient être, tous ceux que j’ai connu dans l’univers que nous avons partagé, le temps commun de notre découverte du Monde.

Nous sortions de l’enceinte du palais. Des chiens lévriers, jaunes et fuselés pour la course nous accompagnaient jusqu’à la rivière où une femme revêtue d’une robe de laine pesante nous attendait. Cette robe, tissée à la manière d’un tapis berbère, était à la fois sombre et lumineuse, selon la source de lumière qui la précédait. On y devinait les formes propres aux femmes adultes, sans jamais oser demander à quoi elles servaient et pourquoi elles les cachaient. La femme de l’Oued, comme on l’appelait, nous indiquait un chemin à peine effleuré par les gerboises et les tourterelles printanières. Pas une épine, que la douceur de la feuille de glaïeul, ou les gousses vert tendre des premières fèves dont on sentait déjà l’odeur en ragoût. Les pétales d’aubépines semblaient se pencher à notre passage avant de laisser découvrir la retenue d’eau profonde d’un barrage secret. Cette étendue d’émeraude scintillait sous les rayons d’un soleil tamisé par les oliviers centenaires qui l’entouraient. La Dame de l’Oued était chargée de surveiller son accès. Par quel privilège en avions nous le droit ? L’eau était trop belle et trop profonde pour que nous osions nous y plonger. On se contentait de regarder les pélagineux préhistoriques qui remontaient à la surface et nous éclaboussaient, entourés de kyrielles de plus petits poissons, aux mâchoires redoutables ou avec des sortes d’ampoules gélatineuses, retombant sur leur grosse tête hérissée de piquants violacés.

Je ressentais les premières déceptions de la nature. Une sorte de décalage entre les merveilles que notre enfance nous offrait et la laideur éparpillée de certains êtres, de certaines pensées, et le sentiment obscur que tout changeait, lentement, subrepticement, comme ce gecko accroché au mur de ma chambre et qui devait avoir bougé mais qui semblait cependant ne pas en avoir fait le moindre mouvement.

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