chapitre 6
Pour nous punir
"Depuis ce temps, nous nous regardions différemment. Nous observions aussi le ciel, avec l’angoisse des gaulois, que celui-ci nous tombât sur la tête"

Pour nous punir
Depuis ce temps, nous nous regardions différemment. Nous observions aussi le ciel, avec l’angoisse des gaulois, que celui-ci nous tombât sur la tête. Même en ces couleuvres à la peau d’arlequin, nous ne faisions plus confiance. Les araignées au dos verdâtre passaient très vite sur leur fil d’équilibriste et ne perdaient pas de temps à un chef d’œuvre arachnoïde. Nous ne touchions plus aux bousiers qui pourtant s’étalaient sur le dos pour nous montrer leur disponibilité. Nous n’avions plus de travaux pour eux et tout, à présent, nous rendait craintifs. En classe, notre instituteur avait rangé son éphéméride et les photos qui servaient de « bons points ». Jacques et Mireille devait manquer alors le plus grand stock qu’il fut possible de récolter. Je voyais, derrière la table de multiplication de la quatrième de couverture de son cahier du jour, sa grimace exagérément prononcée pour me dire son dédain. J’en étais honteux et depuis lors, je devais porter ce poids qui s’accumulera avec toutes les hontes bues lors des nombreux cabarets interlopes de mon existence. En rentrant chez mes parents-car je ne me sentais plus digne d’être chez moi chez eux- je restais longtemps muet, feignant d’être occupé à mes devoirs.
Devoir, verbe à l’infinitif, prescription divine, ordre militaire, menace paternelle, chantage des anges. Et sans doute, j’ai souvent privilégié ce qui me semblait être mon devoir plutôt que ce qui aurait pu me faire plaisir. Bien sûr, j’ai regimbé, souvent dans la solitude de la nature, quand il n’y avait personne, même pas le chacal curieux qui venait sentir mes mains après avoir pleuré. La révolte solitaire est un cri qui s’étouffe dans les nimbes. Seul l’étonnement du crapaud qui enfle ses bas flancs et ses joues, en saisit l’importance en même temps que le désagrément. C’est alors un concert de croassements qui suit souvent ce cri de révolte humaine. Les batraciens sont-ils solidaires de nos membres entravés, de nos poignets enchaînés ? Un jour, je finirais par le savoir, en regardant droit dans les yeux ce merveilleux animal horrible, dont le regard en camaïeu de pierres précieuses, s’apprête toujours à nous dire…
Justement, fallait-il le dire ?
C’est une période d’invasion des criquets, de famine et d’orages diluviens. La terre semble se fissurer et ça rejaillit sur nos âmes. Le curé est allé voir l’imam et de leur conciliabule ne sortit qu’un haussement d’épaules qui signifiait qu’il n’y avait plus rien à faire. Ma mère demanda au prêtre pourquoi le rabbi Sharon n’avait pas été invité ? Rabbi Sharon était mort. Hachem avait voulu lui éviter une peur qui lui aurait été fatale. Il lui avait fait prendre de l’avance.
Cette situation me libéra totalement des nœuds attachés à mes chevilles. Puisque nous n’en sortirons pas vivants, montrons alors un signe puissant de vie. Catherine était la plus grande d’entre nous. Sa chevelure aussi, blonde avec des mèches plus foncées et surtout grâce à son profil, elle avait une silhouette qui ressemblait chaque année un peu plus aux photos des starlettes de « Ciné monde ». Cette revue entrevue, en faisait notre vedette sans qu’aucune concupiscence vint se mêler à nos idées bouillonnantes. Nous avons appris le respect des filles pendant cette période, alors que les boutons de roses devenaient des fleurs épanouies et enivrantes, et que nous étions restés sensibles aux couleurs, aux parfums, sans songer aux formes, même si un petit diable nous alertait sur ce sentiment étrange que la beauté fait apparaître à la naissance du désir.
Catherine nous servit de sujet, et la langue coincée sur notre mandibule, droit ou gauche, nous tâchions de trouver la ressemblance la plus proche avec ce modèle qui dévoilait d’un coup notre camarade, comme une jeune femme qu’on n’avait jamais observée ainsi.
Il ne faut pas couper le processus créatif dans son élan vivifiant, sortant de l’imaginaire une réalité qui n’existe pas en soi, mais pour soi et en terrible adéquation avec son désir. Nous la dessinâmes presque nue, conservant pour l’équilibre du portrait, quelques volutes de tissu à la manière d’un Mucha que nous ne connaissions pourtant pas encore.
Prétextant la faute d’un temps trop vite passé (et cela était vrai) nous ne montrâmes pas à Catherine les reproductions inégales de sa beauté, sublimée par nos regards en cours de formation esthétique et sentimentale. Cette fois ci pas un animal, pas un insecte ne vint se mêler à ce temps extraordinaire d’une activité purement humaine, avec des traces d’infantile, séchant sur les marches de l’adolescence. Mais si parfois on peut croire au paradis, la trahison des autres déchaîne les forces de l’enfer.