chapitre 10

Rêver aux rêves

"Non, je ne veux pas de tes souvenirs. Ils sont aussi mensongers que tes véritables mensonges !"

20220810_090938

Rêver aux rêves

« Non, je ne veux pas de tes souvenirs. Ils sont aussi mensongers que tes véritables mensonges ! »

Rêver, il ne s’agit que de rêver. On y retrouvera une part de nous-mêmes et des autres mais aussi ces êtres fantastiques que la nature n’a pas su inventer.

Laisse l’enfance au milieu du gué de cet oued. La voiture est enfoncée jusqu’aux poignées des portières, le skaï rouge des sièges est trempé. Des barbeaux s’étouffent sur les accoudoirs. Ils sont partis, maintenant, les bras et les jambes qui ressemblaient aux tiens. La tignasse violette de l’un, l’autre dorée. Des paillettes au sol, des épluchures de cacahuètes ou de pépins de pastèques. Le film est terminé. La séance aussi et la propriétaire, en dessous chics Lejaby, tire sur le rideau de velours, tellement fort, qu’elle trébuche en brisant le long talon de sa chaussure d’argent. Une fois à terre, affolée, elle m’appelle d’une voix désespérée : « André ! »

J’accours, alors que quelques spectateurs marocains en djellabas épaisses tentent de m’empêcher de la rejoindre. Je sens la pointe d’une dague, en plein milieu de mes omoplates et malgré la douleur, je parviens à rejoindre la dame aux dessous Lejaby. Je la relève vivement en repoussant encore quelques assauts, non plus de spectateurs arabes, mais de chimpanzés venus assister au chef d’œuvre de cette soirée cinématographique « Casablanca ». Ces garnements en casquettes à longue visière, marquées du logo de l’Université d’UCLA, voulaient seulement m’aider à rétablir la position debout de la jolie femelle de ma blancheur. Nous fûmes secoués d’un vrai rire communicatif et franc, amical même, mieux encore fraternel, pour marquer cette victoire de l’évolution ; se tenir debout sur deux jambes, mâle ou femelle ! Notre enthousiasme apaisé, je m’aperçus que Madame Lejaby était complétement habillée, d’une robe moulante, scintillante, on aurait cru voir sous sa magnifique chevelure brune, le visage de la beauté grave et divine d’Ava Gardner.

« Ce n’est pas du Lejaby, mon André, mais du Scandale ! »

Elle me chuchota cette précision pendant que nous retournions sous les cintres de la salle de spectacle. Je restais muet devant son pouvoir de divination. Elle tenait ses chaussures de cendrillon hollywoodienne dans ses mains, si douces, et dont les doigts aux ongles vernis par un peintre du 18eme siècle, semblaient appartenir à une statue de déesse romaine.

Je me sentais amoureux si subitement que je pensais retrouver un état que j’avais toujours connu, dès ma connaissance avec le « sentiment » de féminin. L’odeur de cheveux d’Esther, la jambe blanche de la colombe Catherine, la naissance des seins de Célia. Ou l’inverse ? Peu importe, ces sensations que nos corps d’enfants, d’adolescents ou d’hommes, ne peuvent nous impressionner autant que ces illuminations poétiques, ces floraisons magiques, ces horizons si proches, si familiers et pourtant inatteignables. La poésie était toute autour de nous, parfumée comme un amour vibrionnant pour tous les êtres dont le printemps vient de battre le rappel.

Plus bas, encore assis sur les fauteuils de velours bleus, toute ma famille restait immobile et silencieuse. Que venaient-ils faire dans cette salle de spectacle qu’il ne pouvait pas connaître ? Je venais de la créer ex nihilo avec le stuc de ma mémoire immédiate et les images aperçues dans la rue, ou sur les revues du kiosque, près du grand rond-point des F.A.R (forces armées royales). Mais maman était bien là, sa robe verte fermée avec, tout en haut du col, prêt à l’égorger, un camay d’ivoire. Un homme, en tenue d’officier de la Marine la serrait de près et je ne reconnus de mon père que sa moustache blonde. Mes frères, avachis comme des « blousons noirs » mastiquaient des chewing gums, inélégamment, et ma sœur était cachée par la double page de la revue moderne du Cinéma du Monde.

Plus je les observais, plus je les voyais changer de forme et de rôle. Ma sœur parlait comme Ava Gardner et m’appelait, depuis son siège :

« Didouche, viens que je te fasse un bisou »

Ma mère remontait les marches du cinéma, de dos, avec la silhouette d’une Martine Carole, mais je devinais une marque de bas dont j’étais sûr qu’elle ne les portait pas. L’officier de marine, mon possible père, la tenait par la taille et enfouissait en riant son long nez dans le long cou recouvert de colliers d’or de ma nouvelle mère devenue Cléopâtre. Mes frères s’esclaffèrent, me firent un signe westernien et enfourchèrent leurs scooters Malagutti.

EN APARTE

Je raconte des rêves, faut-il le rappeler ? Ce sont autant de souvenirs et d’impressions qui valent la réalité. Et là où j’en suis de ma vie, je préfère les rêves. Ceux qui liront jusqu’à ces lignes pourront trouver insipides, inauthentiques, de fabrication grossière ces phrases posées sous leurs yeux. Je n’ai plus envie de faire plaisir. Et fondamentalement, je ne m’en préoccupe plus vraiment. Je n’ai pas rêvé de destin d’écrivain, mais surtout, tout ce qui était à écrire de prodigieux, de surhumain, de divin, de génial, a déjà été écrit. Je ne citerai pas de nom, j’ai le sentiment que le dix-neuvième siècle et le milieu des années du vingtième ont apporté l’essentiel. Dans mon cercueil je n’aurai aucune prétention à être critique littéraire. Je laisserai peut-être un petit mot pout dire toute ma déception en découvrant la peau de serpent d’Annie Ernaux accrochée au bras d’un fasciste, Mélenchon , au moment de son prix Nobel de littérature. Quelle injustice ! Comme je n’ai jamais voulu lire ou faire le moindre effort pour pardonner l’antisémite Céline.

Voilà bien la vanité de nos émotions. En quoi le monde change-t-il parce que je suis déçu, parce que j’ai de la peine, parce que j’ai été trahi, mais aussi parce que j’ai trahi, que j’ai déçu et que j’ai fait de la peine ? Et quand l’horizon qu’on croyait devoir s’approcher disparaît, il n’y a que le néant qui reste tangible.

Quelle bizarre façon d’écrire. On la dit thérapeutique, non ?  les fourmis sont sur les mains et tentent de faire frissonner les doigts. Mais le cœur est si gros, si lourd, que la respiration est bloquée, sous le poumon, dans une encoignure du foie. Cesse de me regarder écrire sur l’écriture. Je n’y arriverais pas moi-même, toute une culture littéraire est au balcon de ce bloc opératoire. Je n’ai jamais vu autant de haine dans les jugements sur ce qui se passe ici. Et pourtant, l’art thérapie ne laisse couler aucune goutte de sang. Qui sommes-nous pour juger ? Nous-mêmes justement, écrivains de tous les instants même si nos doigts ne savent plus écrire, tenir une plume, un crayon pour un voyage multilinéaire. J’ai toujours arrêté d’écrire à cause d’une remarque dont je ne suis pas sûr qu’elle soit fondée ou pire une critique acerbe qui a expulsé de mon corps tous mes boyaux, jusqu’au cœur battant dans son sang. Un thon sanguinolant, tapant si fort de ses nageoires le sol où il ne trouvait plus d’air, qu’il faisait résonner les barques des pêcheurs penchées près des bites d’amarrage. C’est qu’il est question de douleur mais surtout de mort pour ce poisson qui s’est fait prendre à l’hameçon terrible de l’orgueil de la création.

Sachez le créateurs, artistes, écrivains, souvent amateurs, toujours incertains, des chaluts entiers vous ramassent à moins que vous ne vous fracassiez contre les roches armoricaines, si peu éloignées des plages grises ou de la petite perle des stations balnéaires qui possèdent toutes ces magasins de souvenirs et ces librairies où se vendent indifféremment des livres, de la presse, des magazines et même des coquillages dessinés à la main par des Taïwanais en mer de Chine.

L’authentique, perle rare. Ils sont si nombreux ces touristes qui la ramène chez eux comme on ramène la plume d’une aile d’un ange ou d’une mouette.

Fin de l’aparté.

Chapitres restants à lire
0

Lire d'autres textes

2023 I Made with ❤ © Quentin RETTIG