chapitre 11

La langue qui nous avait choisis

"Nous ne nous sentons pas grandir. Je devine qu’en espagnol ce serait une version avec une harmonie délicieuse et rythmée : « No nos sentimos creciendo. »"

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La langue qui nous avait choisis

Nous ne nous sentons pas grandir. Je devine qu’en espagnol ce serait une version avec une harmonie délicieuse et rythmée : « No nos sentimos creciendo. »  La langue arabe est restée hermétique comme un secret qu’il ne fallait dévoiler, la cachette d’une horrible vérité. Pourquoi ? C’est la langue française, qui vient ici danser ce ballet. Il est rythmé et en douceur à la fois. Géographiquement j’étais aussi près de l’arabe que de l’espagnol et c’est la langue française qui me conquit. Je ne parle pas de l’hébreu, double refus ici, cette langue qu’on disait maudite avec son nez trop long et sa langue fourchue. Tout mon langage est pris dans ces mailles comme ces poissons que les pêcheurs larguent aux pieds des marchands. Nous sentons la même odeur, toujours trop forte, acide, et même les goémons ont une senteur douteuse. Le français doux, celui de l’Anjou, du cœur de ce pays où toute la science naquit en même temps que la liberté d’y croire ou de s’y opposer. Qu’en savais-je, dans ce « trou » comme le disait avec dédain ma maman ? L’école sûrement, Monsieur Blondeau, ses images, ses encouragements, ses félicitations. L’odeur de la chevelure d’Esther, la rage de Jacques, son frère ainé, dont le père était le Directeur de la Mine, un ingénieur « pontéchaussée », alors que j’étais le fils du comptable, déjà âgé, retraité de la légion étrangère, mon père, Ernest.

L’enfance passa bien sûr, pourquoi vouliez-vous qu’elle ne le fît pas ?  Pourtant cette question est restée en moi comme ce souvenir qui ne s’efface jamais, ce parfum tenace qui revient toujours au même moment, ces images gravées dans un marbre délicat et tellement sensible à la réalité qu’on croit y voir la réalité elle-même. À tout moment les odeurs peuvent revenir dans ce faisceau tendre qui écarte sans effort les narines, les images sont tellement précises qu’il suffit de toucher du doigt les pores de la peau chaude de l’amour d’enfance pour ressentir toute la vibration de l’épiderme aimé, chéri, embrassé dans les rêves éveillés de l’observation. Les œillets de maman parfument la main d’Esther qui s’est accroupie pour montrer qu’elle sera une femme et qu’il faille encore grandir pour devenir un homme. Le monde est un univers fantastique bien sûr, habité des dieux, des déesses, des douceurs, du sucre, des lèvres à embrasser jusqu’à vouloir les mordre. Où et quand, ce temps-là reviendra-t-il ? Nous en rêvons autant que nous en vivons. Le paradis c’est bien cela et ce n’est pas une banalité de le dire quand on l’a vécu.

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