chapitre 12
Voyage en enfer...relatif
"L’avons-nous vécu ? Il peut y avoir des témoignages, circonstanciés selon l’usage. Mais la vérité, cet oiseau que tout le monde a vu une fois et croit s’en souvenir ?"

Voyage en enfer...relatif
L’avons-nous vécu ? Il peut y avoir des témoignages, circonstanciés selon l’usage. Mais la vérité, cet oiseau que tout le monde a vu une fois et croit s’en souvenir ?
Catherine, Esther, Célia où êtes-vous ? Dieu, toutes confessions confondues, vous a déposées sur terre comme ces pétales que le vent déplace dans l’immensité de l’espace où il peut agir, y compris près de moi, témoin et amant, sur ce sable, ces filons de plomb, ces touffes assoiffées de l’alfa, ces immortelles vibrantes au chergui modeste, et ne sachant le miracle du vivant que la Création apportait au monde, je n’y ai vu que l’opportunité du plaisir de regarder comme les filles peuvent être belles. Sans même le remercier de la chance de les approcher pour les voir de si près, et profiter de sentir que leur gorge palpitait en harmonie avec mes battements de cœur. Ainsi nos peaux frissonnaient malgré la canicule qui s’était installée dans notre désert.
Je suis le jeune homme que la vieillesse épargne, le temps d’écrire le mot. En d’autres temps j’aurais eu honte de soumettre à la lecture de plus âgé que moi ces descriptions féminines, ces sentiments intimes et ces suggestions sensuelles. Surtout depuis mon œuvre graphique laissée sous le regard sidéré de mon papa. J’ai toujours le sentiment que le tribunal familial regarde par-dessus mon épaule et c’est constamment dans la solitude et le véritable espace désertique que j’ai hurlé à la libido. Dodo l’enfant libido. Car du désir fou, comme celui de l’amour fou d’André Breton, il n’en restait que des larmes que j’aimais laisser couler, au contraire de ma pauvre semence qu’il fallait cacher à tout prix. L’arme à l’œil, je tuais ma culpabilité en effaçant sur ce tableau d’un Caravage tout un pan de moi. Il en est ainsi de celui qui apprend le désir et l’idée du plaisir avec des cailloux et du sable. Parfois une herbe maigrelette, dans un lit si dur mais si grand, pour compagne et confidente. La toile dressée est immense et il n’existe pas de chevalet pour la retenir. Entre les doigts un blanc de zinc s’épaissit et je parviens à m’en débarrasser un peu en frottant mes mains contre le « canvas ». D’un flot bleu d’aquarelle j’ai fait le contour de mes belles, la même et si différentes. Et comme ces anamorphoses sur les parois des cavernes préhistoriques, j’y découvrais, sans que je sache si j’en étais l’auteur, les seins de profil d’une femme courbée, tenus par une main avide, mais aussi les cuisses larges de la femme callipyge, et toujours ces mains, doigts écartés, comme l’impuissance à se retenir.
Le vent frais qui s’était levé apportait des odeurs lointaines de pains sortant du four en terre. Elles ne parvenaient cependant pas à couvrir ce mélange de miel et d’acide qui rendait mes mains encore collantes. Je léchais un bout d’un doigt, mû par une extrême curiosité, mais le goût tellement âcre qui s’agrippa au bout de ma langue me parut être le goût que pouvait avoir un poison mortel. Je crachais au sol un petit bouillon de salive blanchâtre qui aurait pu ressembler à un crachat de tuberculeux.
La Land Rover de la Société Minière était arrivée. J’entendis son klaxon et je me dépêchais de remettre en état mes affaires, coller ma frange hirsute comme la plume d’un sioux et sécher avec l’intérieur d’une de mes poches de mon pantalon court, la désagréable sensation d’avoir serré le cou d’un serpent.
L’appétit. C’est la sensation qui m’envahit après les premiers kilomètres sur la piste. Le soir tombait et des différents ksour éparpillés dans la plaine sèche et rocailleuse, des fumeroles montaient au-dessus des maisonnettes. J’habitais un palais, avec des gardes, des serviteurs, un chauffeur était venu me chercher et j’étais à envier ces « moutchous » sur leur tapis de bruyère sauvage, à même la terre battue, qui allaient recevoir leur ration de pain chaud dans laquelle leur mère avait glissé un tout petit morceau de viande mais avec assez de sauce de légumes pour en faire un festin.
« Moha, ma mère ne vous a rien donné à manger pour moi ? »
« Mais M’Sio Dédé, tu ne fais pas le ramadan ! »
Mes parents ne pouvaient-ils pas choisir cette religion en venant coloniser ces terres ? Qu’ai-je à faire de l’offrande divine, langue tirée et pendue comme un petit bouc, avec assez d’humilité et de pureté pour absorber un quart d’hostie ?
« Ceci est mon corps ! »
Bien maigrelet Seigneur ! et si je vous offense c’est que je sais qu’on a trop raconté d’histoires incroyables sur vous. Et puis la question n’est pas là, vous, à qui je m’adresse sans vous voir, pourquoi avoir choisi toutes les tortures du monde pour prouver que vous nous aimiez et qu’en retour nous vous aimions autant ? J’aime Esther, j’aime Célia, j’aime tellement de gens, le chauffeur, Zohra sa femme et ma nourrice et le chien jaune qui va accourir en entendant les cylindres du Land Rover forcer dans la montée, après l’oliveraie.
Mais votre amour, Jésus, c’est une forme d’appétit ! Et vous semblez insatiable ! Et il ne vous viendrait pas à l’idée de faire un petit repas, quand les estomacs gargouillent, quand la salive déborde des commissures des lèvres ? Quand l’odeur dépasse en intensité le goût de ce qui sent si bon ? Pourtant vous aimiez cela avec vos amis les apôtres ? J’ai bien regardé ce qu’il y avait dans vos plats dans l’immense tableau de la Cène. C’est vrai, peu de choses, mais on m’a dit que le symbolique comptait autant. Je ne veux pas vous rappeler de mauvais souvenirs, mais il me semblait que Judas était parmi vous. Et qu’après, tout a vrillé, le malheur du Monde s’est abattu sur vous et même Dieu, votre père, ne vous a guère aidé. Peut-être que ce repas a fait office de traumatisme et que vous avez fui toutes les occasions de vous mettre à table.
Bien sûr, il ne m’entend pas. C’est un moyen pour moi de faire passer le temps, de ne faire aucune spéculation sur ce que les cuisiniers auront préparé pour le dîner et d’imaginer ce que chaque enfant, sous la maigre lueur de leur torche, dégustait pour reprendre ces forces perdues dans la faim et la soif d’un jour, en l’honneur d’un autre Conteur, un prophète, Mahomet.
Quelle absence déjà autour de moi, de ma famille spirituelle, de mon peuple élu, des prophètes aux prénoms de héros et d’amis, David, Daniel, Elie. J’avais un masque d’ange, impur, mais quand même assez blond pour ne pas être confondu avec l’enfant du mellah et son large vêtement qui couvrait, en alternance, chaque membre de la fratrie. Peut-être étais je déjà Mardochée, le père dont la religion avait pétri sa vie, comme la pâte des pains azymes ? Ma vie de Judée ou de Samarie avait été déjà bien entamée. Il y avait tellement d’espace pour situer une origine, de la tribu errante des Ait Azoulay aux marranes chassés de la trop envoutante Andalousie. J’étais sur une terre semblable à celle que Moise a fait traverser à ses fidèles et j’étais à invoquer le Christ sur la croix, au goût de sa chair transformée en hostie sacrée et à celui de son sang, ce vin divin que je n’avais pas le droit de boire.
Je sentais déjà la brisure dans cet endroit indéfinissable, mais dont je ne pouvais douter de l’existence et qu’on appelait l’âme. J’aurais aimé m’éventrer par la magie d’une chirurgie indolore, extirper tout ce système d’une architecture viscérale qui ne tenait que par l’afflux du sang, des fluides et de l’eau. A la palpation, en état de veille, je sentais bien cet amas de cellules et de vaisseaux sanguins qui s’alourdissait à chaque émotion grave ou triste, ou qui s’allégeait quand un rayon de joie éclairait l’horizon furtif du regard sans objet, sentiment ressenti pourtant, comme un imperceptible courant dans un conduit diaphane et si léger qui me conduisait au bonheur. Les odeurs également avaient ce pouvoir, comme celle du pain en offrande aux enfants. Comme celle du sein, rond et ferme, en harmonie parfaite des particules odorantes des collerettes de l’aréole brunie et garnie de grains de beauté, avec celles du lait arrivant entre les lèvres goulues du bébé.
« Aimer manger, c’est parce que manger c’est aimer, et qu’aimer c’est manger. »
J’avais trouvé mon argumentaire pour mieux faire admettre ma gourmandise et faire comprendre pourquoi mon embonpoint naissant annonçait mon amour de l’altérité. Cette nouvelle tendresse alimentaire supposait bien sûr le partage, la tempérance, la patience, l’humilité.
Je n’avais plus pensé au repas frugal du chauffeur comme celui des enfants dans leur casbah. Je n’avais plus pensé à la nourriture en soi, aux goûts, aux saveurs, au sucré récompense, au salé réconfort, à tout ce que notre langue, nos lèvres, nos gencives, nos dents, produisent de chimie et de physique pour que nous aimions, adorions, détestions tel ou tel plat. C’était dans l’âme que l’aventure vivait. Identifiée et localisée finalement proche du cœur et du système digestif, l’âme était une caresse vibrante, douce, et infatigable. Je comprenais alors pourquoi je n’avais pas faim quand je sentais mon cœur joyeux à l’idée de tenir la main de ma fiancée, quand ma concubine laissait sa jupe assez relevée pour que je puisse caresser son genou, quand mon coup de foudre opportunément éteint dans la pénombre, tendait ses lèvres pour un baiser dont elle me faisait découvrir l’incroyable douceur de sa langue entourant la mienne.
Ne me demandez pas de lieu précis où mène cette route. Elle existe peut-être encore comme je sens toujours l’odeur de la brillantine des cheveux d’Esther. Ce parfum, qui n’était pas le plus délicat puisque cette marque a disparu en même temps que les dinosaures. Mais il est encore dans mes narines, quand j’approche le cuir chevelu de ma tendre et que quelques gouttes de sueur perlent sur sa tempe. Je ne suis jamais retourné là-bas. Destination si vague qu’un océan de possibles arrive jusqu’à mes pieds. Je suis pourtant là, descendu de la voiture, pieds nus, et la mousse des vagues m’en chatouille la plante. Désolé, ce n’est pas le bord de mer. Il y a un grand espace noir sans horizon, mais ce n’est pas un océan, la nuit. Ce sont de petites pousses d’immortelles, ces minuscules fleurs, qui se sont introduites dans mes sandales ouvertes. Le château s’allume instantanément. Des ombres sortent par la grande porte principale, en silence. Une silhouette plus massive s’approche en premier, c’est Moha, le chef des gardiens, dans sa gandoura immense dont il conservait sur la tête, en plus de sa chéchia, une capuche considérable où s’abritait, chaque nuit, Hibh, la petite orfraie.
Quand Moha était là, toute la sécurité du monde était assurée. Outre sa taille de muraille, il avait un visage lumineux grâce à des yeux immenses et clairs, surmontés de sourcils en broussaille. J’allais droit vers ses entrailles, dans cette épaisseur de laine beige et bleue, tissée de telle sorte que ni le chaud, encore moins le froid, pouvaient faire hésiter Moha à sortir la nuit, ou au petit matin. Hibh clignait des yeux et il semblait qu’un sourire accompagnait ce langage oculaire. Que de douceur dans ces accueils car les femmes qui avaient suivi Moha, m’étreignaient avec autant de chaleur. Je sentais le henné sur leurs cheveux, mais aussi les calligraphies dorées aux poignets et aux chevilles, l’eau de rose et le parfum d’oranger dans leur corsage malgré la superposition des tuniques de pudeur, enfilées jusqu’à l’impossible. Quoi que disaient mes amies, ces fatmas modestes et sublimes, sentaient toujours aussi bon, quel que soit le moment de la journée ou l’heure tardive dans la nuit.
Mon père, explorateur d’encyclopédies et de mémoires de guerre, me prenait sur ses épaules et nous partions ensemble dans la spirale secrète du Bordj.
« Ferme donc les yeux, les églantiers sont bien piquants depuis qu’ils ont perdu leurs fleurs ! »
J’avais déjà fermé les yeux, mais je forçais un peu plus la fermeture de mes paupières pour redoubler la peau qui me protégerait la vue. Parfois, quand je sentais qu’un espace s’ouvrait, je regardais assez profondément les feuillages et les fruits que la lune éclairait en dévoilant les rondeurs, les courbes, les épaisseurs, la finesse, l’éclat. Nous étions dans le jardin secret, celui que je n’avais jamais vu en plein jour. Mais la récompense de ce vol de nuit, c’était la douce fraîcheur sucrée d’une figue de barbarie dont je ne savais pas encore me débarrasser de sa peau d’épines et de colle.
« Tu apprendras à le faire, tu sais. On les voit, si appétissantes, on ne résiste pas et comme on ne peut imaginer que tant de tendresse fasse autant de douleur, on apprend à contourner le fruit, le placer entre les « bons » doigts, les moins sensibles, et d’un coup de couteau on entaille en quinconce la peau qui s’entrouvre et se laisse aller pour que le fruit soit mis à nu. »