chapitre 13
Terre de jeux de guerre
"Rêvés ou pas, j’ai fait ces trajets tant de fois. J’ai en permanence dans l’angle de mon regard le capot fuyant de l’auto, l’image changeante du rétroviseur le jour, ou, la nuit, la scène mobile qui avance dans les faisceaux de lumière jaune orangé des phares."

Terre de jeux de guerre
Rêvés ou pas, j’ai fait ces trajets tant de fois. J’ai en permanence dans l’angle de mon regard le capot fuyant de l’auto, l’image changeante du rétroviseur le jour, ou, la nuit, la scène mobile qui avance dans les faisceaux de lumière jaune orangé des phares. Je suis au volant, la volant brillant et froid serré par mes doigts prudents. Je suis à la place du mort, parce que nous avons eu un accident et que nous fuyons avec mon père pour éviter que ma mère meure de chagrin. Je suis assis sur la banquette arrière, en majesté, et je salue la multitude sur mon passage. Peuple d’herbes sèches, de caroubiers faméliques, de chevrettes égarées et des colonnes infinies de pierres alignées pour témoigner de notre passage sur cette terre. Où l’enfant est-il né ? Ça ne semble pas avoir d’importance. Sur cette terre, le Maghreb, du Maroc à l’Algérie ? Peut-être, peut-être. Mais est ce que le mort s’inquiète du lieu où son cœur a cessé de battre ? Ce lieu de naissance était peut-être déjà la mort ? la mort des racines coupées en même temps que le cordon. L’enfant joue sur son royaume, édifie les temples, les statues, lève ses armées, plante les forêts immortelles et quand cet empire prend forme, on lui dit qu’il faut partir, qu’il n’est pas chez lui.
« Mais alors, où suis-je chez moi ? »
On baisse la tête. Nos parents sont venus de quelque part où ils pourront retourner si ils le veulent, retrouver des semblables, partager des histoires d’enfance et remonter aussi loin qu’ils pourront sur cet arbre dont les branches naissent avec les siècles.
« Tu seras partout chez toi, là où tu le décideras. »
Je refais le point, sur mon char équipé de tous les appareils radars, cet engin terrible de ferraille épaisse et pointant ce canon à trois cent quatre vingt degrés comme les têtes des insectes. Je vois poindre dans ces amas de maisons blanchâtres et ces quelques bouquets d’arbres, des églises, une cathédrale, une mosquée, des minarets, et le début de la courbure en cuivre du toit des synagogues.
Mon choix se ferait donc encore à partir de ce Dieu triple et dont je ne peux croire à aucun exemplaire. Alors, peut-être, partir comme un explorateur vers des contrées inconnues, ces utopies- au sens littéral du terme- où rêves, fictions, illusions, souvenirs se mêleront.
Pas de frégate volante sur l’écume océanique, pas d’horizon où s’achève le regard avant la fin du monde, pas de goélette où les mousses dansent un ballet acrobatique, de mats en cordages, tandis que corsaires, pirates, marlous des mers recensent les butins. Non, toi l’autre rêveur en marinière, tu n’es pas né pour promouvoir la route de la soie, la route des mers, des dauphins, des orques et des poissons volants. Il y a trop de poussière pour permettre à l’air de remplir ton fœtus et lui donner l’énergie vitale qui continue de couler sur le globe terrestre depuis des siècles. Un routier à la place d’un marin. Nous ne ferons pas de concours de littérature.
Mais comme au milieu de l’océan, il y a des lieux sans nom sur les routes. A la rigueur un repère kilométrique, un repère de bandit de grand chemin. Malgré la poussière, le nouveau-né a survécu et conduit déjà le véhicule.
« On te déclarera au prochain bureau des affaires indigènes. »
Ma mère était là, parfaitement remise, ressassant ce qu’elle répétait sans cesse :
« Mais qu’on ouvre les fenêtres ! »
Pour que je respire, que je trouve tout l’oxygène nécessaire, surtout celui qui inonde le cerveau et me donne de l’appétit. Quand ma mère sortit un sein pour ma première tétée, je détournais la tête, ne voulant voir cette part intime et secrète de son anatomie de mère. Je ne me souviens plus de ce repas primal, ou primordial, et je ne garderais aucune image de cette sainte scène que tant de tableaux religieux, tant d’icônes d’ombre et de lumière, ont reproduit. Avais-je eu droit à l’auréole d’or révélant mon visage de petit saint ? A mon regard profond et mystérieux, siège d’urgence de l’âme ? A ma bouche ronde et aréolée, en réplique exacte de ce téton sacré que j’allais honorer ?
Personne ne pourra le dire, à part lui, cet autre moi-même que je convoque maintenant si souvent et qui vient aussi maintenant si facilement.