chapitre 16

Perdus dans le desert

"On dit, presque avec humour, « perdus dans un coin du bout du monde... » Perdus pour ceux qui nous cherchent, c’est idiot cette équation."

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Perdus dans le desert

On dit, presque avec humour, « perdus dans un coin du bout du monde… » Perdus pour ceux qui nous cherchent, c’est idiot cette équation. A aucun moment je ne m’étais senti perdu, abandonné, oublié, même si je n’avais aucun signe de cette inquiétude lointaine et à laquelle je ne voulais pas penser.

Perdus ! O comme j’aurais aimé. Disparus dans l’univers, entre les nomades volants et leurs dromadaires aux ailes géantes, ces albatros du Maghreb, les longs nuages de poudre d’abricots séchés, les chasseurs d’Afrique si rares quand il faisait froid. C’était le surnom de cet oiseau qui descendait en piqué sur un insecte pour le transpercer de son bec. Et leurs plumes, comme le costume des moghaznis, formaient une cape vert-profond au revers rouge et une tête noire surmontée d’une aigrette blanche. Les vents se croisaient, tourbillonnaient, derviches tourneurs inépuisables dont la danse créait un mouvement enivrant où les êtres semblaient bien se connaître pour improviser une chorégraphie parfaite. J’aimais danser comme eux, les yeux levés vers le ciel pour que notre Créateur me voit. A en perdre l’équilibre, voir tourner le granite et les plaques de schistes, les maisons sommaires au ciment rosé et la tourelle de la laverie du plomb dont les emboitements de fer étaient toujours rouillés. Et puis tomber, sans essayer de me retenir, même si la chute était parfois douloureuse. Cette douleur, de toutes façons, je la méritais. L’instituteur, le curé, le marocain croyant, le pensaient avec la même foi. Satisfaire ainsi tant de maîtres à penser, à grandir, à souffrir, c’était un exercice pour lequel j’aurais un jour ma récompense.

Mes parents constataient mes progrès en conscience, d’éthique, de déontologie, de spiritualité et je ne doutais pas de leur admiration. Sur la magnifique bibliothèque dans notre salon, mes prix d’excellence garnissaient les étagères les plus épaisses, peintes au brou de noix. Que devenaient ces ouvrages pendant mon absence ? Et notre chienne ? Mon cœur battait d’un coup plus fort en pensant à eux. Tous vivants ? J’avais alors envie de pleurer, et je confirmais bien que j’avais mérité la douleur. Mais celle dont le corps n’est pas marqué, était plus invasive, de la pointe du cœur, infiltrant tout le tube digestif et barrait ma gorge d’une boule de chiffon imprégné de sang.

Je l’ai ressentie très longtemps cette angoisse de lance et de poignard, d’étouffoir et de poison. Lorsque ma chienne fit ses derniers pas pour s’achever en s’enfonçant dans le plein de la porte, mettant ses dernières forces à s’écraser le crâne, je compris trop tard ou trop tôt, la douleur animale, le désespoir de la bête, la conscience sauvage du bien et du mal.

Cette mort, la première dont j’eus conscience, venait d’ouvrir l’abime des contradictions entre désir de vie et désir de mort. Jamais jumeaux ne furent autant différents, Eros et Thanatos. Heureusement, j’étais perdu dans le désert. Mes parents et leurs amis tentaient de trouver une solution pour faire connaître notre position alors que nous savions à peine où nous étions et surtout dans l’impossibilité de joindre quelqu’un.

J’allongeais ces jours de vacances par des heures de découverte, de raisonnement, d’invention. Personne pour me contredire, c’était une dictature joyeuse que j’exerçais sur un petit peuple de hérissons, de gerboises, de lézards et de petits chacals trop curieux. Personne ne me manquait et je ne devais manquer à personne. Mes parents dont j’entendais régulièrement la voix, effaçaient l’impression de solitude qui pouvait parfois me submerger, mais très peu de temps. Un lièvre sauvage savait toujours me divertir.

Comment cette histoire finit-elle ? Un article-un autre- dans le journal métropolitain annonçait qu’on avait totalement perdu les traces des européens. Il ne restait sur la piste qu’une petite automobile en réduction, celle de l’enfant sûrement, mais plus aucune trace de vie.

J’entendis parler de cette affaire, si rare dans cette région inhabitée, en allant faire des courses au ksar. Je m’en souviens très bien dans ce rêve : un pain de sucre dans son enveloppe de papier kraft bleu-marine, des cigarettes « Casa » pour mon père et une pile électrique plate. On racontait que les deux familles avaient rejoint un véhicule vert qui disparut dans une vapeur orangée qui sentait comme du souffre. Personnellement je ne m’en souvenais pas. J’avais dû m’endormir après les milliers de pas que j’avais dû faire pour rencontrer mes concitoyens et pour lesquels je partageais le même intérêt (un peu moins pour les scorpions) dans cet environnement trop avare en eau, en chlorophylle, en papillons colorés. Entre les cils j’avais cru voir la bosse d’une baleine, les cintres qui portaient les cravates multicolores de mon père, et ces milliers de poissons volants voltigeant en vain. Images énormes mais floues, celles qu’on classe dans la catégorie des « mauvais » rêves. Trop imprécis pour se rapporter à une réalité vécue, trop vagues pour permettre la moindre interprétation.

Je me souviens de l’accueil cependant…

Si ! J’étais là. Nous nous pressions le long de la piste boueuse du Ksar de Béni Tadjit. On se souvenait toujours de l’accueil fait à Lindbergh après sa traversée de l’Atlantique en avion, et surtout, coulant des immeubles gigantesques de New York, les cascades de confettis qu’on laissait tomber en douceur sur les héros.

L’Oldsmobile noire entra avec la même gravité triomphante dans le village. Elle ressemblait vraiment à celle de mon père, mais ni ma mère, ni les K., ni moi-même, n’y étions. L’instituteur était le représentant de la presse française sur place et il grillait toutes ses lampes de flash pour immortaliser la scène. Immortaliser était le mot juste. Il n’y avait personne dans le véhicule qui avançait lentement grâce à la persévérance d’un dromadaire. Les cris de joie se turent. Au passage, je conclus que finalement les autochtones nous aimaient bien, malgré ma paranoïa.

Nous aidâmes les hommes présents sur le chemin à garer la lourde voiture. Monsieur Blondeau était dépité. Tout autour des roues il y avait des centaines de criquets écrasés par les larges pneumatiques rendus lisses par l’épaisseur des cadavres ainsi déformés. Au même moment je me demandais où je pouvais bien être, en dehors bien sûr du chemin où était stationné l’étrange véhicule. Quelques secondes avant, ou au même moment, j’étais bien dans cette boutique où j’avais acheté tabac, sucre et la pile électrique. Et où j’appris la disparition du vaisseau fantôme. Personne ne semblait étonné de ma double présence, celle, supputée, d’être dans la troisième dimension, et celle d’être parmi tous ces gens de mon douar à m’interroger où j’étais passé avec mes parents et nos amis.

Le temps est terriblement passé. Je veux dire par là que l’idée de ce passage du temps, sa vitesse, l’oubli qu’il engendre, me fait littéralement peur. Ces souvenirs se mélangent encore, même si mon raisonnement d’adulte qui ne croit plus aux mystères et aux miracles, finit par poser une hypothèse résolutoire, celle d’un lourd sommeil pendant le retour en voiture et une forme de petit traumatisme dû à la peur de la perte et de la solitude infinie.

J’ai revu bien entendu plusieurs fois l’Oldsmobile de mon papa. Les pneumatiques étaient comme neufs, noirs comme de la réglisse industrielle et sur la carrosserie il n’y avait que les éclats du soleil. C’est devant cette magnifique auto que je faisais le serment de devenir « un grand pilote ». Pilote de tout véhicule, roulant, volant, naviguant. Et grand, comme mon front qui faisait de plus en plus de place à mon cerveau, ce qui faisait dire à mon instituteur qui se lassait de me féliciter :

« Dédé, surtout ne prends pas la grosse tête ! »

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