chapitre 17

Le ciel, le soleil et la mer

"Quand nous étions allongés sur le sable, encore entièrement mouillés par l’eau de l’Océan, nous avions pris l’habitude de sécher au soleil, directement."

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Le ciel, le soleil et la mer

Quand nous étions allongés sur le sable, encore entièrement mouillés par l’eau de l’Océan, nous avions pris l’habitude de sécher au soleil, directement. Nous étions proches, presque les uns contre les autres, comme des otaries oisives. J’aimais alors à regarder le front de mon voisin et mesurer mentalement les dimensions de son coffre à neurones, en dessinant « de tête » les amas reliés les uns aux autres par leurs terminaisons, comme des doigts frêles de prisonniers d’un camp de concentration. Ceux-là doivent autant souffrir à répondre correctement aux questions, même les plus infâmes, et ne pourront jamais sortir du camp d’extermination.

Sans doute, j’ai contemplé des fronts où des millions de neurones exterminés n’avaient même pas droit aux honneurs. C’était leur destin absurde de mourir au cœur du vivant et dont personne ne parlera. Je n’arrivai plus à penser à la mort sans que surgissent ces crânes, ces fronts, ces neurones, ce silence, cet énigme. C’était la dernière année de Monsieur Blondeau, nous allions le quitter. Ou l’inverse, c’est lui qui devait nous quitter. C’était en tous cas les dernières leçons d’histoire « contemporaine » et j’ai appris cette période visqueuse pour ne plus jamais l’oublier. Plus que cela, les faits, les dates, la chronologie, les documents, tout ce que nous avions gardé de cette époque trop récente était encore poisseuse comme le sang qui ne séchait pas. Comme nous apprenions tout par cœur, de tout notre cœur, de petits résumés essentiels, dans toutes les matières de notre enseignement, les connaissances parfois s’entrechoquaient et les cours de sciences naturelles (que j’aimais beaucoup car il fallait dessiner) nous faisaient découvrir cette jolie paire inséparable du globule rouge et du globule blanc, sans oublier ce liquide inconnu, le sérum. C’est pendant une séance sur le cerveau, qu’on apprit à dessiner l’indispensable neurone, puis la chaîne de neurones et leurs bras étiques aux terminaisons nerveuses filiformes. J’ai aussi retenu la forme de cette fameuse « gaine de myéline », grâce à la sonorité mellifère de ce mot.

Et tout cela, découvertes magiques, secrets définitivement levés, nous les rangions dans nos boîtes à mémoire, parfois trop petites, en particulier pour les six millions de morts de la Shoah.

Mais nous reviendrons à ces boîtes, à l’usage que nous avons fait de nos souvenirs et nos connaissances et surtout à ces nuées divines qui nous offraient l’indispensable sommeil et l’ignorance vitale de la culpabilité.

Le sable iodé, l’Océan et ses vagues vides, car transparentes, c’était la marque indiscutable du temps des vacances. On aimait tous creuser un sillon, plus ou moins profond dans ce sable humide qui cachait avec maladresse un petit crabe nouveau-né ou un haricot des mers qui ne parvenait plus à fuir. Avec l’âge nous gagnions en mansuétude, et très souvent nous lâchions nos prises. Ce qui nous tenait, ensemble, à rester sur notre mètre carré de conquête, c’était l’odeur de nos corps, ce parfum de fruit du mélange des algues, des coquillages, du sable fin, de l’eau salée et de cette senteur originale que nous portions tous, pourtant différente à chacun, et qui faisait notre singularité. Nos animaux savent faire cette distinction et qu’il est dommage que nous perdions ce signe de reconnaissance unique ! Sans doute notre inaptitude à se remémorer l’effet des phéromones.

C’était aussi un atelier de cuisine chimérique et prestigieux. Tout ce sel était à la fois les cristaux de sucre et toutes les épices marines disponibles. Avec les algues, les goémons dont on faisait éclater les boursouflures comme certains adolescents crèvent leurs boutons d’acné : ressentir la petite douleur délicieuse au bout des doigts comme une délivrance qui prépare à d’autres délivrances.

Les pâtissiers avaient le travail facilité par la permanence du sable mouillé au fond des petits puits disponibles pour n’importe quel projet de gâteau. Les coquilles décoraient toutes les délicieuses constructions mais il ne fallait pas tarder à souhaiter les secondaires, les minutaires, les horaires, les mensuelaires et les anniversaires. Chaque occasion de déguster l’offrande glucosée était menacée par l’arrivée d’une nouvelle vaguelette.

Aux fourneaux des chefs sans toques, mais portant quand même un masque sous-marin, c’étaient les algues qui garnissaient les plats principaux, entourant une sole éventrée par une fourchette attachée à une baguette de roseau, l’essentiel des accessoires étant naturels et fait-maison.

Ces jeux très sérieux semblaient être l’initiative des seuls blancs. Il y avait très peu de marocains sur ces plages marocaines de la partie marocaine du littoral atlantique. Avions-nous ce pouvoir d’évaporation de toute culture lorsque nous étions passés ? Souvent, dans les souvenirs, dans les rêves, les idées géopolitiques n’effleurent pas le cadre aberrant ou fantaisiste du récit sans structure. Notre époque nous obsède par une culpabilité que nous portons à la place des principaux coupables et il faudra beaucoup de temps encore pour remettre à jour la responsabilité historique de tous les peuples.

Il n’empêche, notre restaurant connaissait un grand succès. Nos parents retenaient leur couvert, des gens célèbres passaient déguster nos plats selon la rumeur qui s’amplifiait à chaque saison et qui insistait sur le goût exquis de nos trouvailles. Pour les touristes prestigieux, après un passage à la Maïmouna, célèbre mosquée de Marrakech, c’était d’assister au spectacle de la fantasia qui s’obligeait et puis un dîner, le soir, à la lueur des lamparos des barques de pêcheurs, sur la terrasse de notre établissement. Peintres, acteurs, hommes politiques, ce monde lumineux composait ce faisceau qui éclairait la culture exotique qui se créait sous ces cieux orientaux. Delacroix saluait Degas, Toulouse Lautrec avait invité la Goulue, le Maréchal Lyautey venait parler des « affaires indigènes » avec mon père ! Il parvenait à chaque fois à le libérer d’une soirée de reproches de ma mère. Et tant d’autres ! Ils sont tous dans nos cahiers, sous une écriture cursive, millimétrée et de couleur violacée, parfois accompagnées d’images, de portraits, découpés dans des revues abandonnées ou dans les collections publicitaires des plaques de chocolat, notre véritable opium, nous, petit peuple scolaire.

Car les angelots avaient leur part d’enfer. Ils avaient à peu près tous goûté à une nouvelle addiction, une fois intégrée celle du chocolat. C’est dans la grotte où on avait retrouvé les vêtements de Monsieur Spitz, que nous installâmes notre lieu de perdition choisie. La lampe à acétylène, que nous avions définitivement subtilisée à l’inventaire du magasin, avait repris son rôle primordial d’éclaireuse. Nous continuâmes la décoration des parois en y apportant la boîte de craies de couleur, volée elle aussi, dans le vestiaire de notre Instituteur -que D.ieu bénisse son nom ! – J’avais réussi à reproduire le portait néoréaliste de Catherine, pas trop ressemblant, pour sauver l’honneur de ses parents, au cas-où… Les autres peintures rupestres rappelaient la civilisation du moment, comme les camions qui transportaient le minerai, la laverie et ses monticules de tout-venant, notre école avec ses parterres de capucines et, comme un horizon sans fin, l’horizon sans fin qui était le nôtre.

Le temps de penser, trouver l’idée, s’exciter quand la réalisation approchait, nous prenions aussi le temps de la tristesse, comme une nécessité. Et c’est dans ces moments que Joël sortait la pipe à kif, trouvée par hasard sur un chemin de berger. Avec le tabac des bouts de cigarettes récoltés dans les cendriers et un mélange inconnu de tous, d’herbes facilement consumables, nous allumions ce calumet de terre blanche pour le faire tourner, de lèvres en lèvres, en aspirant sans retenue. Le tour n’était pas assez long, donc frustrant comme ces tours de manège où nous mettions toujours trop d’espérance à notre joie. Mais nous avions tous le même goût dans la bouche, la même amertume et cette impression d’empoisonnement miraculeux qui tue notre âme et élève notre esprit. Il n’y eu plus une seule réunion des mômes sans cette pipe bien solide et ce temps d’extase où nous sentions pousser nos cellules.

C’est à cette période qu’on apprit aussi à lire l’heure. Aucun d’entre nous n’avait de montre, mais la sainte communion approchant comme pour certains le mariage, nous réussîmes à décoder la symbolique hypothéco-déductible de la ronde des aiguilles. Aucun cadran n’avait plus de secret pour nous, pas mêmes ceux des montres molles de Monsieur Dali. Ainsi, par petites touches, le temps marquait nos vies de son empreinte. Douce, légère, innocente, utile, nous avancions avec lui désormais. Pourtant dans notre classe, rien ne semblait avoir changé. Nos tailles avaient la même relativité en fonction des repères habituels, comme notre présence près du tableau, la nécessaire courbe du dos lors de l’envoi inopiné de l’éponge, la taille de la règle du maître, prête à frapper les doigts offerts comme les pétales d’un cœur de fleur. Je regardais mes compatriotes les uns après les autres, les filles surtout dont on disait qu’elles grandissaient plus vite que nous. Je ne voyais-et j’en étais enchanté- que leur jolies têtes rondes, ovales, fines, avec de grands yeux pour toutes, bleus comme l’océan près de notre restaurant, ou verts comme l’oued au repos et si clairs qu’on aperçoit les barbeaux danser sur leur rythme oriental. Mais surtout des yeux noisette, bruns, en amande, noirs aussi, avec une acuité animale, ces yeux de la nuit des temps, du savoir et du souvenir. Les garçons, ces hommes, un jour mes rivaux, car il en est ainsi de la nature, n’avaient pas franchi le seuil du changement. Je n’en percevais que la silhouette, la couleur de la peau de leurs mollets, épais ou maigrelets, avec des pigments rougeâtres, des veinules tronquées, ou des épidermes laiteux et lisses comme ceux des filles. Combien de jours, de mois, d’années étaient passés ? Et notre vie, là devant, incapable de mesurer ce devant, ou si près de soi, qu’il est impossible de faire une hypothèse, quand on a parfois la certitude que nous ne sommes pas revenus en arrière.

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