chapitre 18

Un 7 Octobre déjà...

"Un matin- à ma nouvelle montre- il était huit heures. Cette information, abandonnée dans cette page, ne donne aucune information."

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Un 7 Octobre dejà...

Un matin- à ma nouvelle montre- il était huit heures. Cette information, abandonnée dans cette page, ne donne aucune information.

Pourtant ce matin-là, à cette heure-là, mon Monde venait d’être englouti.

Comment puis-je écrire ces mots si le Monde était aboli ? C’est une question métaphysique à laquelle je tente, difficilement je le reconnais, d’apporter une réponse qui ne décourage pas le lecteur. Surtout MON lecteur, celui que j’ai choisi pour lui raconter mon histoire afin qu’il comprenne ce que la vie fait des enfants en les triturant dans la boue et l’eau de la réalité.

Bien que pour cette fois, je ne souhaite pas vraiment identifier quelque lecteur. Moi-même et ceux, autres moi mêmes qui m’ont quitté. Le lecteur lit et si il continue de lire, c’est qu’il y a un écho qui lui parvient, progressivement. Pas de stratégie d’écriture, d’effets, aucune resucée de « master class » d’auteurs « célèbres ». Même eux, ne seraient pas en mesure d’écrire ce livre. Je ne veux pas être orgueilleux en disant cela. Au contraire, je reconnais mes faiblesses, mes lacunes d’écriture. Mais les pensées qui sous-tendent ces paragraphes me sont absolument personnelles.

Ce qu’il advient des rêves au petit matin ou en pleine nuit, des appareils sophistiqués pourraient le découvrir. Comme un objet, une forme. Mais jamais comme une idée, une pensée, un sentiment. Même si les rêves prennent un petit bout de chair de la vie, ils le font voler, grandir, danser, se contorsionner, et ne plus se reconnaître. Et pourtant, ce que nous rêvons, c’est encore notre vie. Ce principe de réalité gazeuse peut s’apparenter au mensonge vrai. Si une réalité n’est pas partagée, observée, retenue, simultanément par au moins deux témoins, ensemble, qui peut assurer la véracité des faits ?

Quand mon père ouvrit d’un geste large les fenêtres et les moustiquaires de ma chambre il prononça sur l’air du chef de chambrée : « Debout ! il est huit heures ! »

J’étais déjà éveillé et j’avais confirmé le même horaire. L’habitude voulait que ce fut ma mère qui venait me réveiller. Très souvent, la chienne arrivait avec elle, en brassant l’air de sa queue épaisse de renard et sa crinière de loup. Ce matin, l’armée avait pris le pouvoir. Pressé par mes parents et ma curiosité, je m’habillais très vite, jetant quelques gouttes savonneuses sur mon visage et aplatissant ma tignasse qu’un lourd sommeil avait redressée.

Sans ordre précis, mais poussé par un mouvement irrépressible, je courais vers la petite place centrale, qui était à la fois la cour centrale, l’emplacement du mat aux couleurs, et le stade officiel pour nos matchs mixtes de Foot Ball. Lieux polyvalents, tous ces espaces, souvent réduits, n’avaient pas de nom. Ma rue n’avait pas de nom, ni de numéro, pas de boîte aux lettres et nos maisons, alignées sur le modèle des mines du Nord de la France, n’avaient pourtant pas l’atmosphère solidaire et joyeuse des corons.

Mais ce temps-là était terminé. Encore une fin, alors que je ressentais toujours l’excitation du début, du nouveau, du neuf. Ce qui fut remarquable et immédiatement visible, c’est la colonne de camions militaires qui occupait la totalité des stationnements disponibles dans le bordj. Bâchés et couverts de poussière ocre, on apercevait quand même les silhouettes des soldats venus nous défendre. Du moins les canons des fusils, les casques trempés de sueur et posés sur le rebord des bennes pour qu’ils sèchent. L’Armée ! l’Armée française était venue jusque-là. Mon père m’avait montré ses photos « de guerre », les moments difficiles et glorieux qu’il avait vécu ; m’avait laissé porter son képi, son calot avec insignes, ses fougères. Mais là, je vivais au présent son passé que j’avais tant sublimé. Ou plutôt, j’étais là pour prendre sa relève puisqu’il ne pouvait pas à la fois s’occuper de la comptabilité de la Mine et d’un escadron de tirailleurs. L’hérédité, nous en avions parlé souvent, me permettait de lui succéder. Son père lui-même n’avait-il pas été officier dans une garnison prussienne ?

Je refusais de chercher et trouver des arguments qui me permettraient de mettre un fusil sur l’épaule, une cartouchière en bandoulière et un casque neuf, kaki, numéroté 218. Les véhicules ne cessaient d’arriver, libérant des hommes harassés, à la recherche d’eau fraîche, ou mieux, de bières restées à l’ombre. Je montrais le trésor à mes nouveaux camarades, ce qui me donna tout de suite un statut privilégié de connaisseur et de débrouillard. Le commandant du régiment demanda à me voir et je reçus de sa part une petite tape sur la joue, honneur suprême, puisqu’il était accompagné de ces mots : « Vous allez vraiment nous rendre service caporal ! »

Nommé caporal aux premières heures d’un monde finissant, paradoxalement, je commençais bien ma carrière. Une fois encore mon père avait disparu et je ne pouvais pas venir lui raconter la promesse d’une gloire naissante. En sortant à sa recherche, dans la Jeep d’un capitaine, j’étais stupéfait de voir l’armada gigantesque qui avançait comme un monstre mécanique vers le douar. 

Quand on me demanda si j’avais une idée de la logistique nécessaire pour héberger et nourrir ces troupes innombrables, je ressentis le vide de l’abstraction, le néant de l’imagination, et la herse perçante du château des mensonges. J’allais perdre mes lauriers pour des questions triviales de sommeil et de nourriture. Que Diable ! (les films m’avaient vraiment influencé) Nous n’étions pas dans une nurserie. Par ailleurs, ici, il n’y eut jamais de maternité et nous étions incapables, la classe entière, de dire comment naissaient les bébés. En revanche, il y avait un environnement giboyeux (sans aucune mesure avec les tapisseries de scènes de chasse des châteaux de la Loire) mais qui pouvaient soulager les appétits gargantuesques de ces jeunes trouffions français, venus de toutes les Provinces dont la carte décorait en permanence les murs de la salle de classe.

Comme après les massacres des sauterelles ou des criquets, la chasse dont le sang aurait remonté jusqu’au Détroit de Gibraltar, permit de ramener aux braises des barbecues gigantesques les premières gazelles. Suivies de tout animal qui s’étaient habitués à notre présence pacifique, dont les chiens en priorité, les renards, les chacals, les gerboises, les lézards, les vipères et quantité de batraciens dont la plus grande difficulté fut de les transporter, tant leur prise était aléatoire et démotivante devant leur viscosité et leur nombre. Et ces petits diamants dans leurs yeux.

Ainsi peut-on nourrir une armée conquérante. Toute la logistique militaire avait fonctionné et je me souvenais des manuels paternels que mon père avait conservé au milieu des livres reliés, les Grands Classiques. Les livres pouvaient contenir les bijoux précieux de la langue et les conseils les plus triviaux de l’organisation du campement de bataillons.

Ma peur la plus absolue c’était de devenir aveugle. Ne plus voir le monde autour de moi, vivant, sonore, mais aussi les couleurs, les ombres, et surtout ne plus pouvoir lire, seul. Souvent je sors de ce cauchemar en arrachant draps et couvertures comme des plaques de fonte sur mon corps douloureux.

L’heure était largement passée. Une jeune femme, avec une ombrelle et un bouquet de fleurs peint par Corot. Je la voyais avancer, si lentement que j’en pouvais dessiner le mouvement. Une petite fille l’accompagnait. On l’appelait la « trotteuse ». Infatigable, sûrement, elle devançait son aînée, la laissait passer, la rattrapait puis la devançait encore.

« Mais arrête-toi donc ! »

« Je ne peux pas, ma grande sœur n’y survivrait pas »

« Et l’autre ? La très grande ? Ce n’est pas elle qui vous entraîne ? »

« N’y touchez pas Maître ! C’est l’Heure même. La Bonne Heure et parfois la Mal Heure. »

L’inquiétude me gagna, comme autrefois mais avec une acuité plus forte, depuis ma gorge serrée jusqu’à mon front brusquement lourd et brûlant. Dans mon ventre, mes entrailles convulsaient comme des serpents emmêlés, souffrants du manque d’espace. L’Heure, c’était donc cette entaille sans fond dans l’espace de mes jours. Ainsi de l’aube douce au crépuscule grave, l’infini était taillé en pièces, en heures, dont certaines qui étaient de véritables barrages, des grilles, des portes de fer. Fini l’infini. Et toute cette armée était venue nous le dire, me le dire. Cet espace, ce désert, cette terre aride, cet oasis, ce douar, ce bordj, cette cour de récréation toute réencapucinée, cette salle de classe jaunie et odorante des parfums de nos corps d’enfants, ce chemin du berger qui avait perdu sa pipe à kif, cette oliveraie aux arbres multi centenaires, ces champs de blé squattés par d’immenses glaïeuls, ces cavernes secrètes décorées par notre art naissant, tout cela était fini.

« C’est le fini de la finitude, mon petit. »

Était-ce mon père ou l’officier qui me dit ces mots, voyant mes yeux rougis de tristesse ? Je n’en sais encore rien. Mais regardant autour de moi, je m’apercevais en effet qu’il y avait une multitude de portes à franchir, avant de retrouver le bled dont la pureté et l’innocence n’éclairaient plus comme avant l’espace jusqu’à la solitude de l’horizon. Aller dans notre caverne « Spitz » nous obligeait à passer la porte de notre case, puis celle du village des mineurs, celle du Bordj enfin, haute, large, épaisse, taillée dans un bois inaltérable, et fermée avec une énorme clé dès la tombée de la nuit.

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