chapitre 21
Juste une mise au point
"Je veux répéter encore que ce que j’écris est une réalité. Elle a filtré à travers mes souvenirs, mes rêves et la signification symbolique de ces mots."

Juste une mise au point
Je veux répéter encore que ce que j’écris est une réalité. Elle a filtré à travers mes souvenirs, mes rêves et la signification symbolique de ces mots. Chaque histoire correspond à une vérité, charriée de sa source dans le temps vers les ruisseaux des chemins de montagne, ceux des campagnes apaisées ou les impasses désertiques et les fissures inattendues.
Quand nous avons quitté les oueds capricieux, les palmeraies élégantes, les douars modestes, les routes en longs rubans bleus aussi droits que la perpendiculaire de l’horizon orangé de poussière. Quand nous n’avons plus senti les odeurs des viandes grillées au bord des routes, celle du mouton, de leur foies, l’odeur poivrée de la theille , ce thé à la menthe où de gros morceaux de pains de sucre sont cassés pour y fondre, cette senteur florale du miel des gâteaux, nous n’étions plus sur cette terre sans nom.
Bien d’autres sensations, d’autres images, d’autres couleurs, se sont dissipées. Plus nous nous éloignions dans le temps de ce lieu, moins je savais si il avait été un paradis ou un enfer. Une nouvelle planète s’offrait à moi. Je l’avais visitée quelques fois avec mes parents, j’y avais trouvé du charme, des prodiges parfois, des champs et des forêts immenses et des voitures de toutes les marques, toutes les tailles, toutes les couleurs. Il me paraissait impossible de dresser la liste de tout ce qui pouvait m’attirer. Mais je pouvais avoir le temps d’observer, évaluer, et les miracles que nous avions connus, pourquoi ne pourraient-ils pas se renouveler ici aussi.
Déjà si peu d’exigence dans mon égoïsme latent. Disposé à apprécier le premier objet admissible venu, le premier sujet potable. Car le même ciel si il ne pleut pas, le même soleil invisible quand on le fixe des yeux. Le Pays des Lumières quand même ! Empire colonial, maréchaux et chaussées entretenues. Pays d’accueil infirme, sans bras pour mes bras, ne me reconnaissant pas, moi, soldat tricolore en tenue d’arlequin. Ma langue choisie ne sonnait pas comme je l’imaginais, modifiée par les harmonies brisées des vents d’autan, pour mes oreilles nées dans le souffle régulier du sirocco. Et cela emportait le rire des indigènes de la planète tricolore, quand mon accent parasité par les chants berbères et la musique andalouse, les psalmodies hébraïques et le volapük de pacotille des bleds inconnus.
C’est sur ce morceau de planète qu’on appelait la « ville rose » que nous avions débarqué. Avec l’Oldsmobile, bien usée par les courants de soufre et de mercure que nous avions dû traverser. Mais il y avait eu aussi les dauphins, les poissons volants, et la main ferme d’un matelot qui me prit par le fond de « ma culotte de velours côtelé », avant que je bascule dans la mer, tant j’étais penché pour voir ces animaux fantastiques.
L’idiotie est un papillon fantasque, coloré comme un clown qui vient habiter le cœur et l’âme des enfants trop optimistes. Le mien m’avait accompagné, à mon insu, et ce Détroit entre deux continents, œuvre d’un Demi- Dieu musculeux, me paraissait la porte du Nouveau Paradis. Paradis terrestre et marin, où mes terrains d’aventure pouvaient associer les bandes en farandoles de Neptune et d’ Hercule. Ou d’autres, nous avions appris la liste des familles divines et antiques, dont nous nous souvenions bien, tant ils nous ressemblaient . Je n’avais pas encore prononcé de mots, sinon des onomatopées, des exclamations et un langage dont j’étais le seul à émettre et comprendre. Voilà l’idiot du Détroit, imaginez-le bien dans les vapeurs iodées où son ivresse prenait naissance et s’amplifiait en délire païen pour adorer les dieux . Je fis connaissance avec Bacchus et j’ai conservé longtemps l’odeur âcre du vin épais des côteaux ibères comme le goût acide des grains trop vite pressés. De cette traversée divine et hallucinatoire, personne ne sut ce que j’en avais appris.
J’avais surtout perdu la foi. Du moins je ne me sentais plus jamais obligé de croire en « Notre Père qui êtes aux cieux ». Puisque nous avions changé de planète, il n’était plus nécessaire d’adorer les mêmes Dieux, de conserver les mêmes rites. Qu’ils fussent catholiques, musulmans, juifs, ces liturgies m’indifféraient. Je n’avais plus peur, à ce moment précis du passage. Je pouvais traverser le sentier de braises tamoul, souffrir par tous les points névralgiques et sensibles de mon corps, je ne reconnaissais que le pouvoir démiurgique de l’imagination, du rêve, de la poésie. Bien que je les fuis, les souvenirs qui s’imposent à moi dans l’interstice des sensations et des rêves sur ma vie passée, n’ont pas cette marque d’une pensée abstraite. J’ai poursuivi ma collection de modèles réduits, mon abonnement à Spirou et la littérature qui venait s’imposer sous mon regard de lecteur, c’était celle que le lycée avait rendue obligatoire. Nouvelle planète ou pas, nous ne choisissions pas nos lectures culturelles. Était-ce l’absence d’accent d’autan de mon professeur de Français (que je n’ai jamais oublié) ou sa capacité à partager son plaisir de lire, mais il y a un premier livre qui entra en moi comme j’entrai en lui, pour la symbolique opportune qu’il apportait à un moment où le livre devenait mon repère, ma bouée, mon ancre sur cette Terre. C’était « Les mots » de Jean Paul Sartre. Mon exemplaire était dans la collection illustre blanche nfr, et la première de couverture, ornée par ce titre qui englobait toute la substance de la langue, me donnait l’impression d’avoir un nouveau Livre, une sorte de Bible, de Coran, de Pentateuque. J’organisais peu de temps après une secte d’admirateurs de Sartre et, malgré le petit nombre d’adeptes, nous analysâmes l’ouvrage avec beaucoup d’intuition, de profondeur et de perspectives. Nous disposions d’un petit temple, avec des colonnes doriques- les plus pures- et une sorte d’autel où mon exemplaire était posé, rempli des annotations des fidèles.
Il était loin le temps de notre caverne et ses fresques familières. Je me rendais compte que malgré mon choix de la solitude, j’aimais à entraîner d’autres humains comme moi dans ces aventures surréelles. Les études, les lectures, malgré les regroupements que nous organisions, nous isolaient inéluctablement. Souvent, dans le ciel rose-gris de la planète perdue, on nous voyait passer, dans nos bulles, complétement absorbés par nos recherches.
Mais les rêves mentent. Dans ma bulle, j’élevais mes bombyx du mûrier, je lisais mes bandes dessinées italo-françaises, j’écrivais des petits mots d’amour et je dessinais mes fantasmes avec une liberté dont je ne pouvais deviner les limites.
Les cieux sont un théâtre immense où naissent tous nos clones, nos doubles, nos autres nous-mêmes. Dans celui de la Terre rose d’accueil, les nuages formaient une guirlande de coton éclairée par un arc en ciel. J’y voyais l’adolescent surgissant de sa chrysalide, celui qui était déjà sur son destrier empanaché, l’artiste sidéré par sa propre création, le chirurgien si jeune et si adroit déjà, sous les regards admiratifs des femmes en blanc, et l’écrivain dont le talent ne demandait qu’à confirmer son prodige de maîtrise et d’expression universelle. Mais pour chacun, il fallait la princesse, la déesse, la star, la vedette, ou cette femme qui porte la jeunesse éternelle, comme la décrit André Breton :
« Ce fut là pour moi la clé même de cette révélation dont j’ai parlé et que je ne pouvais devoir qu’à toi seule au seuil de ce dernier hiver. Dans la rue glacée je te revois moulée sur un frisson, les yeux seuls à découvert. Le col haut relevé, l’écharpe serrée de la main sur la bouche, tu étais l’image même du secret, d’un des grands secrets de la nature au moment où il se livre et dans tes yeux de fin d’orage on pouvait voir un très pâle arc-en-ciel. Chaque fois que depuis lors j’ai voulu me faire une idée physique de cette clé, c’est la structure de cet œil qui m’est apparue sous la très haute coquille que dentelle le sourcil gauche, surmonté d’une imperceptible lune qui lui permet de se tendre en marquant dans sa courbe une ou deux oscillations au niveau de ce croissant pâle et perdu au départ de la tempe. Ce signe mystérieux , que je n’ai connu qu’à toi, préside à une sorte d’interrogation palpitante qui donne en même temps sa réponse et me porte toujours à la source même de la vie spirituelle. Du rapport de ce regard encore éclatant de trop de brillants à ce pont sensibilisé au possible sous lequel il se nacre et s’ardoise et au-dessous de cette aile d’oiseau qui se lisse au tournant du front superbe, se construit et s’équilibre à jamais une figure mouvante qui d’emblée pour moi n’a fait qu’un avec cette clé.(…) Il m’a suffi de te voir pour me convaincre que la jeunesse éternelle n’est pas un mythe. C’est son sceau même qui, une fois pour toutes, a délimité pour moi cette partie de ton visage que je viens de dessiner maladroitement . »