chapitre 23
Yves au plus, haut des cieux
"Je reviens à toi, Yves. A ton sourire pour moquer l’hypocrisie d’une communauté éducative."

Yves au plus, haut des cieux
Je reviens à toi, Yves. A ton sourire pour moquer l’hypocrisie d’une communauté éducative. On se connaissait peu, on se devinait tellement. A mon chevet, dans cette chambre sinistre d’hôpital, tu étais venu m’apporter ton soutien, et ce n’était pas qu’une formule. Tout ce que tu as fait pour moi, personne ne l’a jamais fait. Tu es le seul à m’avoir rendu de longues visites, à t’inquiéter des manipulations, de l’injustice. Et avant même cette hospitalisation, tu as été un conseiller perspicace, un interlocuteur subtil à l’écoute bienveillante. Comme un frère. Je ne me souviens d’aucun ayant eu un tel rapport intellectuel aussi amical. J’avais le cœur gonflé de reconnaissance quand je pensais à toi, loin de toi, puisque parti au bout de la terre. Et tu es le seul ami qui a mis fin à ses jours. Aussi impensable que ça puisse paraître, je n’en ai pas été étonné. Ta mort m’a enlevé encore un peu plus de saveur au dernier petit goût de vivre qui me restait. J’ai compris, par ton suicide, ce qui nous avait rapproché : notre intranquillité, notre mélancolie et la nécessité de tout masquer pour ne pas faire souffrir les autres.
En devinant ta tristesse, entrecoupée de moments de joie ou de réussite pour les autres, j’ai pensé à ton souci permanent de justice, ton refus intransigeant du mensonge et parfois quand tu me demandais :
« Pourquoi t’en veulent-ils comme çà ? »
Je pensais à une communauté pourchassée dont les valeurs doivent vraiment gêner ce tranquille cheminement d’une organisation qui ne fait jamais de vague. Etais-tu juif Yves ?
J’aurais pu écrire des dizaines de pages sur cette escroquerie en milieu scolaire, mais au regard de ce qui vaut une trace comme celle-là, ça n’en valait pas la peine. Mais toi , si. Tu seras le seul présent dans ce récit de souvenirs surréalistes et tu aurais ri de t’être retrouvé grimé en peintre-pêcheur iconoclaste. En peintre, parce que tu aimais les couleurs et tu aurais tant applaudi de voir ces blocs de béton du Collège, décorés comme les ornements d’un temple tamoul. Pêcheur, parce que tu en avais la patience pour surveiller, chercher et trouver tous ces jeunes poissons fuyants, dont il fallait réparer qui une nageoire, qui une bouche encore percée par un hameçon.
Du fin fond du pays sans nom dont j’ai déjà parlé, dans la classe unique ( dans tous les sens du terme) de Monsieur Blondeau, j’avais appris et retenu les caractéristiques du plateau de Lannemezan. C’est dans ce lieu que nous nous rencontrâmes. Je me souvenais même du schéma géologique, du « cône d’éjection », de la plaine sédimentaire. Comment pourrais je t’oublier, Yves, dans ce décor qui doit être sur une page d’un de mes cahiers de cours moyen ?
Lorsque tu es entré dans cette vieille église du Commingeois, quand la garde impériale a chanté ce Te Deum endiablé, que tout le village, y compris la communauté d’esclaves, s’est mis à danser, tandis que des poissons fuyaient encore par les fissures du catafalque, j’ai compris que tu avais donné le signal. Quand l’usine AZF de Toulouse avait explosé et que je sentais mon visage inondé de sang, je n’ai pas cru un instant à la mort. Ce sang était trop tiède, j’en attirais quelques gouttes sur mes lèvres pour imaginer ce que goûtent les lions.
Tu venais de montrer que tu avais décidé. Ce n’est pas la maladie qui t’avait menacé avec ses armes de fer et de comprimés, ni une blessure trop grande pour empêcher ton corps de se vider, ou toutes ces formes d’accidents , immondes et hypocrites, inventions diaboliques de celui-là même qui a inventé tout le contraire. Ou, même pas. C’est peut-être Dame Nature, ses surprises, ses beautés, son imagination, sa poésie, son amour et ce qui est très difficile à d’obtenir d’Elle : la liberté.
C’est Dame Nature aussi qui m’a promené d’espaces en espaces, sous des latitudes différentes en me faisant croire que c’était ma Liberté. Nommer les choses, je pense que c’est déjà les trahir. Lannemezan porte ce nom depuis quand ? En mettant le doigt dessus, sur une carte murale qui n’existe plus, mon instituteur avait évoqué un lieu où l’imaginaire s’était construit grâce à des caractéristiques réelles. Le cône de déjection des glaces était bien représenté, on l’imaginait très bien. C’est ce plateau dont on mesurait mal la platitude justement. Il était difficile de se faire à l’idée de parcourir un espace vide jusqu’à son rebord et pouvoir s’y pencher pour admirer le piémont. Le pied du géant Montagne.
Je n’avais pas plus de connaissances sur Toulouse, le Seine et Marne, la Champagne, la Côte d’Azur, l’Ile de la Réunion, Les Pyrénées, tous ces endroits où j’ai vécu une période de ma vie. L’essentiel de mes connaissances géographiques sur la mère Patrie portait surtout sur ce morceau de Pyrénées, ni campagne, ni montagne, mais plaines étagées où des rivières s’étaient créé des passages, en cascades parfois, pour affluer et se rassembler en fleuves, inexorablement attirés par la mer ou l’océan. Chaque fois que je lisais une carte de France un peu détaillée, je ne pouvais m’empêcher de porter mon regard vers cette frontière espagnole que la barrière pyrénéenne dessinait, avec, à peine plus haut, la ville de Lannemezan.
Quand on revoit son ennemi, ce qu’on peut décider bien longtemps après l’agression, on a abandonné la tension et la menace de la violence ou de la haine. J’ai retraversé cette petite ville qui voudrait être plus grande, je suis repassé devant le Collège et le Lycée, et il ne restait plus rien des émotions que l’injustice et l’hypocrisie avaient fait naître en moi, à une époque où je trouvais que décidemment je ne connaissais rien des autres, même ceux qu’on peut penser proches. A part toi, Yves, dont je ne pouvais pas imaginer qu’un jour, tu ne puisses encore moins que moi supporter cette existence.
Ce serait injuste d’oublier quand même ceux que j’ai croisé et qui m’ont redonné confiance à l’amitié entre les hommes. On utilise trop souvent le verbe estimer mais ce mot bancale d’estime est trop loin du mot amour et c’est par pudeur qu’on le prononce. Je veux le rapprocher ici. Certains sont partis aussi et je l’ai appris au détour d’une rencontre, d’une réunion, dans une ville ou une autre, où nous avions partagé ensemble une forme noble de l’amitié que nos professions n’ont pu étouffer. Guy, Maître de cohérence, résidant en Ferté sous Jouarre, Pierre de Claye Souilly, Grand chancelier de la littérature et de la mélancolie, la fumée de vos calumets de la paix chatouillait agréablement mes narines. Collègues de Champagne Ardenne, aimables, justes, droits et discrets comme les rangées des vignes jusqu’à l’Aube pouilleuse, vos noms me reviendront quand nous nous retrouverons. Patrick, mon jumeau libre et cultivé, mon Giono assis dans mon bureau ou dans ces restaurants provençaux introuvables sans toi. Pierre, sur cette pierre où tu bâtissais ta confiance, ta fidélité, ces ponts sur le Var, ton fleuve et ton royaume. Pierre encore, Recteur d’Académie , brillant, inventif, à la course folle aux projets, comme sur ces circuits où brillaient ces Ferrari dont tu portais si bien le nom. Je n’arrive toujours pas à imaginer qu’une tumeur t’emporterait, toi ce jeune Recteur dont j’étais si attaché et admiratif. Grâce à lui, la Ligurie avait rejoint la Côte d’Azur.
Et Paul, cher Paul, nos migraines et nos projets. J’ai toujours mal en pensant à la Seyne sur Mer.
Les semelles de vent. Voilà à quoi ressemble le véhicule de mes déplacements. Chaque région, chaque ville, était un épisode de ma vie et chaque fois il n’y avait pas de raison rédhibitoire pour partir. Et pourtant, sous un ciel de Matisse, un champs printanier de Corot, un océan mythique de Ritter, un verger tendre et torturé de Van Gogh, partout où la vie resplendissait en se cabrant comme un cheval éperonné, au contraire du commun des mortels, je sentais toujours cette démangeaison du départ, du changement.
Rêver le lieu que j’avais parcouru, l’espace que j’avais conquis, mesuré les limites du cadre où le tableau de mes ambitions pouvait se colorier, oui, rêver ne suffisait plus. Surtout quand j’avais fait trop souvent des promenades solitaires volontaires, de long en large, du sublime à la lassitude. Mari, père, agent de l’Etat, je vivais ces épisodes dans le plus grand égoïsme comme ces artistes ratés, ces enfants à qui on n’a pas assez fait supporter de frustration.