11 février 2024

Ulysse et les sirènes

"Troyes en Champagne, Troyes dans l’Aube et l’homonymie m’offre la Troie légendaire, avec Achille, Hector et Ulysse. Penelope aurait perdu patience devant son métier à tisser, aurait perdu les pédales devant mon métier à muter"

20240125_143932

Ulysse et les sirènes

Troyes en Champagne,  Troyes dans l’Aube et l’homonymie m’offre la Troie légendaire, avec Achille, Hector et Ulysse. Penelope aurait perdu patience devant son métier à tisser, aurait perdu les pédales devant mon métier à muter. J’étais un Ulysse tous azimuts, engagé dans ce périple pour empêcher une illusoire guerre de Troie.

Je ne parlerai pas du piétinement de ma troupe dans la plaine de Saint Denis, les bourgs de Bondy, Noisy le Sec, puis les plaines de Brie, de Chelles à Meaux, avec épouse et deux marmots. J’en ai tant fait en ce temps là, une dizaine d’années, qu’il m’arrive de confondre les moments. Je sais que j’ai bouché mes oreilles pour ne pas entendre raison et, attaché au mat central de mon navire -fluctuat nec mergitur- j’ai tenté de résister au chant des sirènes.

Mais un Ulysse de banlieue par hasard, un bout de tige sans racine, ne peut résister.  Les mots ” ailleurs ” ”partir” suffisent à lever mes semelles de vent. Chèvre de Monsieur Seguin, je voulais voir ailleurs si le sable était poussière d’or. Sauf que je n’étais plus seul dans mes rêvasseries , il fallait que j’emporte armes et bagages, mes enfants et leur mère.  Je comprends le mal que j’ai pu leur faire en les déracinant à chaque fois. De la banlieue parisienne et de la porte des Lilas où ils étaient nés, je conduisais mon chariot infernal vers des destinations fantasmées. J’abandonnais tous mes rôles joués sur le théâtre de cette mégalopole, enseignant, formateur, conducteur d’autocar et même élu dans une ville nouvelle où je n’avais pris que de vieilles habitudes.

Pour gagner les plaines pouilleuses de la Champagne, le scintillement de la Côte d’Azur, à Nice, à Vidauban, et à nouveau  Toulouse comme pour me perdre dans la gueule du monstre où bien des malheurs m’attendaient. J’étais l’héautontimorouménos dans chaque lieu offrant ma vie à l’épée et à la pierre de l’impossibilité d’y vivre longtemps. Car je ne désirais que l’utopie du bled de mon enfance, celui où vivre et rêver se confondaient, seul dans un espace sans limite, sinon l’horizon où dansait le soleil couchant dans ses draps de poussière. A chaque  fois, pour échapper à l’angoisse de ces villes civilisées, belles mais contraignantes, j’imaginais un désert, comme en Afrique, ou un Outback australien, que je parcourais dans une vieille Landrover ou l’Odsmobile imaginaire de mon père. Soulevant encore le sable et la boue, j’étais excité par le roulement et le crissement des roues sur les pierres qui devaient être les mêmes depuis la Préhistoire.

Encore et toujours, c’est à mon père que je me référais. Comme lui, j’ai toujours eu le goût de la route, ceci sans compter les distances à parcourir, quelque soit l’état du bitume et plus souvent de la piste, les creux, les bosses, les ”schabas”, le plaisir de tenir un volant et de voir devant soi, dans une parfaite perspective, le capot du moteur et l’axe du chemin. Très souvent,  je crois le voir à ma place, ses bras nus  tendus vers le pare brise, comme un pilote de ligne, la nuque dégagée par l’assiduité à son coiffeur, en complément  de son impeccable tenue de sous-officier, et le regard projeté au plus loin comme pour garantir ses passagers de toute inadvertance. Ainsi il avait réalisé son Iliade : parti soldat de Metz à Geryville en Algérie, puis en Indochine, l’ancien Vietnam, et partout dans les lieux des batailles, jusqu’à Narvik en Norvège. Il fut rendu à  la vie civile au Maroc, pour finalement battre en retraite à Blagnac. C’était à mon tour d’entamer mon Odyssée.

Mais, même dans cette période finissante, il rêvait de reprendre la route. La veille de sa mort, alors qu’il m’appelait pour me souhaiter mon anniversaire (comme chaque année), il me confiait son projet de louer un minibus et de repartir au Maroc.

En pleine nuit, il est parti, ravi de voir jusqu’où les phares éclairaient la route. Jusqu’au ciel, Papa.

André Rettig Azoulay

Lire d'autres textes

2023 I Made with ❤ © Quentin RETTIG