11 février 2024
Un verbe irrégulier
"Mais que diable allions nous faire à Toulouse ?"

Un verbe irrégulier
Mais que diable allions nous faire à Toulouse ?
Un regroupement familial sûrement, comme on le faisait pour les immigrés d’alors. Car nous étions bien immigrés. Je voudrais éviter la comparaison et ne pas parler d’un drame pour une situation vécue par tant de coreligionnaires ( ce qui n’à aucun rapport avec les légionnaires , même si je voulais faire plaisir à mon père. )
D’ailleurs mon père n’avait pas choisi Toulouse, je pense même qu’il n’en savait pas grand-chose de cette terre occitane. Avant de quitter le Maroc, au moment de ce fatidique anniversaire de ses 65 ans qui sonnait le glas de sa vie active et qui le reléguait au rôle de retraité, nous parlions de l’Alsace, de la Lorraine, ces contrées fantasmées où nous avions toujours passé de courtes vacances. Mais je pense aussi que mon père ne tenait pas vraiment à revenir sur les lieux de sa jeunesse et du secret que nous n’avons jamais pu percer.
Mes frères nous avaient devancé en étant partis faire leurs études à Toulouse. Le point de fixation était posé : nous les rejoindrons dans cette ville qui semblait leur plaire. Qu’il est difficile de faire de la littérature quand il s’agit d’évoquer le sort banal d’une famille banale au moment banal de leur changement de résidence. Et pourtant, même si je n’ai pas vécu ce départ comme un déchirement, je sentais que c’était un basculement, un peu trop vertigineux parce qu’il arrivait d’un coup. Mais j’étais arrivé à une phase de mon adolescence où je devais changer de décor, d’habitudes, de relations. A dix sept ans, le poète nous dit qu’on est pas sérieux et pourtant je ressentais une maturité nouvelle, je sentais aussi que ce n’était plus mon pays, que la haine et la rancœur des marocains s’exprimaient de plus en plus ostensiblement avec la mise en œuvre de l’indépendance.
Plus prosaïquement, mes amourettes s’envolaient elles aussi et j’allais pouvoir rencontrer la princesse bien française dont je rêvais, là bas en France. D’ailleurs cette princesse je venais de la rencontrer lors de mon dernier été à Mohammedia. Elle était française de France, en vacances au Maroc et c’est en France que je pouvais la retrouver. En Anjou, à Blois, où j’imaginais aller la retrouver avec le Solex sacrifié de mon frère cadet. Un Solex aux habits noirs comme mon heaume, mon armure et mes couleurs.
Pour parler de ces sentiments nouveaux, au seuil de mes dix huit ans, dans la pente qui menait à ma majorité à vingt et un ans, il me faut encore convoquer la poésie surréaliste, mes rêves de ces temps incertains, entre les colonnes du temple de la mémoire qui tiendront jusqu’à mon dernier souffle.
Je pensai être chevalier de la Table Ronde, j’étais un sarrasin mal identifié. La faute à mon accent qui ne roulait pas les galets de la Garonne mais avait un son terminal qui tutoyait les phonèmes barbares berbères. Il y avait aussi ce vocabulaire inconnu qui s’imposait à moi pour comprendre, et je devais abandonner le mien pour être compris. Au lycée je découvrais que des sons muets prenaient la parole et je souffrais souvent sous le « à moinsse que » je ne pouvais pas prononcer. Je pensai avoir la juste mélodie mais je n’aboutissais qu’au fiasco. Je n’étais sûrement pas un arabe, mais encore moins un toulousain.
Heureusement il y avait ma Douce angevine dont je recevais un courrier régulier, dans ma résidence des Tuileries à Blagnac. Oui, je résidais aux Tuileries, officier du Roi Bobard, chevauchant le velosolex noir de la fraternité. Par tous les temps, pluie, neige et brouillard, quitte à ce que ma route s’arrête dans le coffre arrière d’une calèche à deux chevaux, devant le barbier qui, me voyant sonné, pensait que j’avais abusé de la dive bouteille. Or je connaissais très insuffisamment le goût de l’alcool. J’avais plutôt celui de la rêverie. Et sans doute ai-je entrepris de serrer très fort dans mes bras de chevalier ma princesse palatine, toute en tendres courbes, volutes, labyrinthes où je ne pouvais que me perdre.
M’ayant fait asseoir sur un trône pivotant dont le barbier disposait, les médecins malgré eux, encapuchonnés de sombres toques, me prodiguèrent les premières saignées pour calmer mes humeurs et clarifier mon sang vicié. Je suis souvent repassé plus tard devant l’échoppe du bon secours, mais à des époques où j’avais changé de dulcinée. J’avais également troqué mon vélomoteur contre deux chevaux modestes mais assez endurants pour me transporter dans tous les lieux où je pouvais déclamer ma nouvelle poésie, sans l’once d’un accent ou d’une sonorité suspecte.
J’emprunterais à Raymond Queneau cette prosodie nourrie de néologismes, persuadé que pour mon expression il me faut inventer les mots. On pourrait dire que c’est utiliser un verbe irrégulier, dans ce sens où le langage n’est pas régulier, pas réglementaire. Oui, chef ! par exemple :
« J’obtemperugne sous les oukazes
Sinon qui obstretriquera l’enfant
Tous azimuts sous les cataractes pestiyonantes
Des sachant laveurs de tégnole psypédalante ?
Enrangés parduos la momarmaille avance
Sous les préaux dilatés du nombre entier
Le seul royaletduché à Quiconque le désirait. »
J’ai souvent regardé l’hôtel Dieu depuis un quai de Garonne. Comment un lieu si beau pouvait se tenir dans cet enfer ? C’est dans la fumée d’un cigare qu’on m’avait rapporté de Cuba que j’ai effacé les contours gênants. «To loose» est bien un verbe irrégulier et nous sommes bien rares ceux qui sont les perdants à Toulouse. La ville aujourd’hui méconnaissable enfle toujours. Sur la plaine des philtres, même les ombres se touchent. J’ai tant vécu de moments, partout dans ces quartiers où le gris l’emporte sur le rose. Et pourtant il n’y a que souffrance, honte, regrets, remords, rage, le long de ces rues difformes par les crachats et les ordures : deux divorces, un procès académique stalinien, AZF, le cimetière comme un champ de bataille dévasté où « reposent » mon père, ma mère, ma sœur. Il est où le bonheur à Toulouse?
André Rettig Azoulay