11 février 2024
Socrate, Descartes et moi
"J’ai plusieurs fois voulu tourner, en voiture, à droite, au croisement où un panneau indiquait « clinique de Pietat »"

Socrate, Descartes et moi
J’ai plusieurs fois voulu tourner, en voiture, à droite, au croisement où un panneau indiquait « clinique de Pietat ». Je ne savais pas que j’y résiderai un jour. La plaquette indiquait que l’établissement était entouré d’un parc de plusieurs hectares. C’était tentant. Tantine et Tonton. Une clinique psychiatrique, ça fait penser à faire les fous. Mais là non. Mélanie le dit : on n’est pas tous fous. Yahvé des addicts, des grabataires, des burnoutes, des dépressifs, des mélancoliques, des obèses pas à l’aise. Et moi. Moi dépressif au sens où mon moi cognait au surmoi pour de sombres raisons. Ce n’était pas le mois du moi. Ni l’année, ni le demi-siècle depuis que cette mélancolie s’était mêlée à ma vie. Cinquante ans ! Après tant et tant de crises et les dommages collatéraux sur le petit peuple qui peuplait mon territoire.
Là, pour quelques instants je pouvais enfouir ma grosse vilaine tête sous l’oreiller étique -comme le matelas- de mon lit de patient. « Qu’on me laisse tranquille ! » Bien que je sois dans un désert très vide, je craignais la multitude. Dormir, manger, dormir et ne pas voir passer le temps. Un séjour de marmotte mâle à chouchouter sa graisse. J’avais les visites délicieuses de souris dans leur robe pourpre, de libellules multicolores et de lézards, passant au hasard vers le marchand d’art qui revendait mes toiles à des araignées très à cheval sur l’esthétique et l’éthique et qui empoisonnaient les champs tout autour. Parfois, une fiancée venait aussi me porter des fruits de l’été. Bananes, fruits de la passion, goyaves, kiwis. Du pied des Pyrénées. Antidépresseurs et anxiolytiques me rendaient déjà heureux.
Et surtout je rêvais. A mon enfance folle qui danse comme chante la chanson de l’enfant danseur. L’enfant derviche tourneur sur le sable marocoquin qui n’est pas le sien. A qui alors ? A ses ancêtres peut être, ceux au long nez crochu qui plaisaient tant à la fiancée du petit peintre en fureur. Mais là : à moi, moi, moi et moi aussi ! Si ! Mais prêté alors. Le temps que l’enfant meure. Après qu’importe ?
La clinique est au creux d’un vallon et le soir on doit pouvoir entendre les souris chauves. Ce sont les soignantes de nuit qui portent les potions. C’est toujours au milieu de mon rêve entamé comme une belle tranche de pâté. Sur ma langue pâteuse elle pose l’hostie. Je repars au galop sous le tunnel de mes illusions. Bonsoir et bonne nuit et beaux rêves merci. C’est comme les bras oscillants de la locomotive, ne ratons pas le train du sommeil, ne manquons pas les bras de Morphée.
Il y avait ces cachets avalés à la va-vite et l’idée que je survolerais mon ennui. Mais rien de ce voyage, sinon un mal de mer, un mal de terre, comme doivent dire les vers. D’où vient cette impossible vague qui se fracasse à l’âme ? Lames de mer, larmes salées, l’homme désarmé. Par la fenêtre bloquée par un système anti suicidaire, j’aperçois une multitude de chats. Nourris au prytanée comme des sophistes grecs. Je reconnais Socrate. Lui est un philosophe, un vrai, un laid, mais tellement intelligent avec son regard qui allume sa toison fauve et brune. Je vois qu’on lui a versé de la cigüe et en essayant de le prévenir, je tambourine sur la vitre en hurlant. Il ne m’entend pas et sa gourmandise l’emporte sur la méfiance qu’on doit s’obliger à porter devant autant d’ennemis de nous-mêmes. « Connais toi toi-même » – semble-t-il me dire, avant de vomir, avant de mourir.
« Dites, ça ne tourne pas rond ? Qu’est-ce qui vous prend à gueuler après les chats ? »
Elle est là, les bras croisés sur sa forte poitrine, cachant son prénom cousu sur sa blouse bleu-ciel, qui se termine en ”a”. Une rousse à la peau laiteuse où la cassonade surnage encore. Je pensais à la lourde plaisanterie de la pension : elle avait dû regarder le soleil avec une passoire. Mais je ne ris plus. C’est un vrai pouvoir qui s’oppose à ma liberté et qui va m’empêcher de quitter la clinique. Socrate à disparu et d’autres chats se relaient sur la gamelle des restes du repas des patients.
« Je voulais éviter le meurtre d’un philosophe et d’un chat. »
« Occupez-vous de vos affaires ! »
« Mais, c’est mon affaire de sauver les penseurs et les greffiers.. »
« Vous êtes un petit malin, vous ! Vous ressemblez à Socrate, le philosophe grec. Vous connaissez ? Le petit gros, bien laid avec sa bedaine qui l’empêche de se voir pisser. »
« Je ne connais que lui, aussi bien que lui-même se connaissait. Il en a pourfendu des sophistes ! Un peu comme vous, femelles ou mâles, le poil fauve ou blanc ou noir, comme ces chats perchés qui jouent à la marelle, bandes mixtes qui ne demandent que du feu , comme Aragon disait. »
« Je ne plaisante plus. Vous allez regagner le foyer et participer aux activités d’art thérapie ! »
« Je fais mon art tout seul. L’art du discours, du discours de la méthode. Je suis aussi de la famille de Descartes puisque je suis Socrate. Si, si ! Famille des philosophes et des félins de gouttières. »
Je l’ai exaspérée. On m’envoie la garde prétorienne et un chariot encombré de flacons de médicaments. On ne plaisante pas avec les rousses, surtout si c’est une « chatte sur un toit brûlant. » ( Je revois l’affiche de ce vieux film dont je ne comprenais pas le titre, à cette époque de mon adolescence. )
Je ne me débats pas. Par lassitude, paresse aussi. Dans mon crâne je sens le projecteur se mettre en marche. Il fait un bruit épouvantable, la superposition du moteur d’entraînement des bobines et le souffle du ventilateur pour rafraîchir la machine et éviter que la pellicule à souvenirs ne vienne à brûler et fondre inexorablement. C’est incroyable le stock de films que j’ai entassé depuis que je suis enfermé. J’ai l’embarras du choix et précisément, c’est cet excès de possibilités qui me rend si malheureux. Choisir c’est déjà renoncer et chaque renoncement est un déchirement. Choisir, c’est aussi trahir, quelqu’un quelque part. De mon lit de camp j’aperçois la silhouette de Napoléon Premier. Je le regarde choisir lui aussi. Un chef sait, par-dessus tout, faire un choix. Je repasse les œuvres filmiques, « Guerre et Paix », « Si Versailles m’était conté », et toutes les odeurs des salles de cinéma de Meknès, de Mohammedia, de Casablanca, me reviennent, puissant courant qui me submerge et dont les parfums de la cannelle ou du cumin m’arrachent des larmes.
Les jours raccourcissent et on est surpris par la tombée de la nuit. Sur l’écran du jour, le mot « fin » s’inscrit. Je ne sais plus dans quel pays j’erre. Il me faudrait encore choisir entre des terres, des lieux, des territoires, du sable, de la boue, des lacs, des océans , des prairies, des vallées, des bois, des forêts. Seul mon drap rêche et froissé ne me laisse aucun doute, je ne suis nulle part chez moi.
André Rettig Azoulay