chapitre 24
Amour, poésie, liberté
"Amour, poésie, liberté. Le bouquet est bien composé. J’en ai pris des photos. Les retrouvera-t-on ?"

Amour, poésie, liberté
Amour, poésie, liberté. Le bouquet est bien composé. J’en ai pris des photos. Les retrouvera-t-on ? Des dessins aussi. De petites traces qui m’ont évité de pleurer ou ont accompagné mes larmes. Voilà la seule justification de ces lignes. Comme tant de jeunes égoïstes, imbus d’eux-mêmes, je n’ai pas écouté ceux qui semblaient en savoir plus sur l’existence. Oui, les difficultés se relativisent, les souffrances aussi. L’expérience est le bateau le plus solide pour affronter les tempêtes, surtout quand il est chargé de connaissances dont on ne finira jamais de remplir les cales.
L’Amour. Mon erreur du départ : on ne le rêve pas, on ne l’imagine pas, on ne le sublime pas, on le vit. On y renonce aussi, si ce n’est pas un sentiment envahissant, installé profondément dans tous les jardins du corps où les fleurs poussent parce qu’elles profitent des mêmes soins. Aimer c’est être submergé des mots de l’amour, partant de soi, de sa gorge, de son cœur, de tout ce qui fait la joie de vivre en même temps que le drame plein, riche, fécond, de l’existence. Aimer c’est avoir le courage de penser à la mort et à l’éternité, concomitamment. Aimer « c’est parfois perdre la raison » mais c’est aussi savoir anticiper les pièges, les fossés, les fissures, les gouffres. C’est prendre une main et ne pas la lâcher, même si les chairs mollissent et annoncent l’automne et l’hiver. Aimer c’est garder ce miroir bienveillant qui lisse tous les défauts, et orne de bouquets de mimosas la froideur du cadre en stuc du tableau glacé. Aimer c’est s’inquiéter chaque seconde, c’est espérer pour tout, c’est éloigner le diable, le reproche et la rancœur. Aimer c’est comprendre, prendre comme l’autre prend, c’est entreprendre les travaux des chevaliers de la table Ronde, ceux des bâtisseurs de cathédrales, sans jamais penser au moment quand ces miracles seront accomplis.
C’est ainsi que j’ai pensé l’amour, sans aucune originalité, puisant dans le bouillon des films « à l’eau de rose », ou les croûtons des bandes dessinées consacrées aux mythes des chevaliers. Point de carte du Tendre, aucune idée de ce que pouvait être l’amour courtois, seulement l’idée du respect inhumain pour une princesse toute en voiles de soie et de lin bleu tendre. Et y croire longtemps, tellement longtemps. Pourtant peu à peu la chair a levé le voile, le désir a caricaturé le langage du corps, vit et lèvres, mystères horribles dont je voulais encore déchirer un autre voile. Fiancés abstinents, nous nous autorisions que des caresses de plus en plus profondes, avant le mariage qui lèverait la herse du château de l’offrande des corps. C’était bien cela l’amour véritable, la patience, le respect, la mesure, la maîtrise de soi et des pulsions qui ne sont pas « soi », justement. L’église nous félicitait, les parents aussi.
Pourtant, les alliances échangées, la jolie petite fête passée, douce et heureuse, nous ne trouvâmes pas le château. Fosses comblées, herse rouillée et bloquée à la mi-course de son élévation. Ma Douce avait aussi fortifié son territoire intime dont les remparts firent renoncer mon pauvre éperon. Comme ma Princesse était belle : ses yeux de source et de rivière, ses lèvres ourlées pour ne poser que de doux baisers, son cou de reine égyptienne qui magnifiait son torse malgré la modestie de ses seins. Mais entre ses cuisses musclées et douces, sa vulve était fermée pour les visiteurs mâles. On ne pouvait donc pas faire l’amour. Mais la voir nue, la photographier, la dessiner, c’était déjà une belle victoire pour mon admiration de la créature la plus réussie sur cette Terre. Ce temps de « faire un sentiment » viendra !
Mais ce temps ne vint pas. Les rares fois où nos corps allaient fusionner, comme ces milliards d’êtres qui copulent, ce fut des moments de douleur pour ma Princesse et une mauvaise humeur qui m’empêchait de la réconforter avec assez de sincérité. J’avais de plus en plus de mal à cacher ma déception qui s’envenimait en frustration.. L’amour se méritait donc difficilement pour moi, malgré toutes mes offrandes à l’Eros de service. Jésus s’était un peu moqué de nous, lui qui naquit sans passer par l’accouplement divin. C’est vrai qu’en tant que juif, je pouvais avoir des doutes, mais je ne me doutais même pas que je pouvais être juif. Je croyais plus à Eros, sa vie, son œuvre et sa présence permanente quand on partage en couple la douceur divine du plaisir.
Oh ! la suite banale, vulgaire : Avec une telle déclaration sur l’amour, je n’avais aucune chance de respecter les engagements vertueux que j’avais déclarés. Et je perdis la patience, le respect, la compréhension. Un double venait de me rejoindre ; c’était mon EGO. Ma Douce et Nous (moi et mon égo) divorçâmes.
Ce divorce mit fin à mon enfance et bien sûr à mon adolescence. C’est un réel de fer qui serra mes mains et tout autour de moi, il n’y avait plus cette douceur qui confond la chose sucrée et la peau tendrement salée de l’être aimé. Je me sentais ridicule pendant que mes sanglots séchaient et je commençais à deviner l’homme pousser en moi le désir d’alcool et de tabac, le toucher des seins et le pincement des fesses, le crachat et le sang.