LIRE
Incipit raconter en livre
"Enfin, vous avez bien voulu venir à moi. Que d’années à rester immobiles, chacun derrière sa porte. Mais vous voilà. Je vais éviter les commentaires. Quoi que.."
Bonjour
Il les fait asseoir. Jusqu’ici personne n’a parlé. Ce qu’il fait, ce qu’il décide de faire, c’est comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre. Lui est un autre aussi. Banalement. Comme si l’un ou l’une d’entre eux avait fait la réflexion.
« Je voudrais vous parler de vous. A travers moi. Je sais, c’est prétentieux. Mais c’est le rôle du livre. Et oui, je vais vous parler en livre. En essayant de ne pas vous ennuyer, bien mieux, en vous intéressant. Parfois, je vais employer des mots que j’aime écrire parce que je les ai découverts comme des diamants et que j’aime parler la bouche pleine de pierres précieuses comme une phrase pleine d’émeraudes aussi. »
Il se tait et dévisage le petit groupe. Fratrie, neveux, nièces, petits de ces mêmes, beaux en toute filiation, famille morcelée. Mais il fallait leur parler, ne pas laisser dans le silence toutes nos vies.
« Je vais bien sûr parler des souvenirs. Ceux de cet arbre chancelant dont vous êtes tous une branche. Mais que seraient les branches sans les racines ? Un feu de joie pour la Saint Jean. Avec les racines on sait que les feuilles renaîtront après chaque hiver. En parlant des racines, en les cherchant, en les analysant, on travaille à sa propre existence, c’est ce que j’appelle « l’Atelier des Racines » !
« Il y a les photos pour ça me direz-vous. Les films, les CD, les clés USB, les sites. Et même une intelligence artificielle qui peut tout vous raconter ! Heureusement, non. Comme nos empreintes digitales, nos souvenirs sont uniques.
Faites cet exercice salutaire de rappeler à votre mémoire n’importe quel souvenir- à moins d’être amnésique- : notre cerveau est une filmothèque débordante. Penser à bien analyser ce qui rend le souvenir aussi présent que l’instant même. La lumière souvent, les couleurs, de la terre sèche par exemple, des roches, des eaux stagnantes, des plantes stressées de soif et le sentiment que ce moment ne finit pas, surtout quand les canicules se suivent, comme une mise en abyme du temps piégé par le souvenir. »
« Et bien, je vais vous raconter ces souvenirs qui se sont accumulés dans la vilaine tête qui me reste. L’apparence importe peu maintenant, je rêverais d’être Socrate et sa vilaine bouille, mais avec son intelligence quasi divine. J’ai ouvert l’atelier des racines depuis longtemps. En relisant les premiers textes, j’ai bien compris que je manquais d’outils et surtout de techniques. Et puis, avec le temps, mais surtout avec les événements (dont heureusement on ne peut imaginer l’horreur et le chagrin) on apprend l’art difficile de chantourner les mots, de peser au trébuchet de la vérité la réalité des faits, d’affuter ses arguments, vérifier et adoucir ses passions, valider ses émotions positives.
Beau programme me direz-vous. Je le conçois aujourd’hui, tête chenue et gestes raides, et seule la perspective d’en avoir retenu une leçon de vie me fait penser, dans l’alternance de l’instinct de mort et celui de vie, que vivre est simplement un exercice vital.
André Rettig Azoulay