chapitre 19
La guerre des boutons
"Une multitude de soldats s’affaire dans le village, les camions rugissent encore, démarrent, repartent."

La guerre des boutons
Une multitude de soldats s’affaire dans le village, les camions rugissent encore, démarrent, repartent. D’autres arrivent. J’avais des amis, simples soldats, qui posaient souvent leur main sur ma tête, affectueusement, pour ébouriffer ma coiffure et qui régulièrement, m’offraient une plaque de chocolat ou un bon morceau de pain d’épices.
« Vous partez vous aussi ? »
Ils ne répondaient jamais. Ils avaient descendu le drapeau tricolore du mat de métal, autour duquel nous avions toujours essayé de grimper.
Parmi eux, j’avais choisi un héros. Il ressemblait à un acteur américain comme dans ces films de guerre qui nous parvenaient du siège de la Société, une fois par mois. Dans sa tenue militaire, avec le casque, ses galons rouges de caporal et ses chaussures de « crapahut », rien ne le distinguait de l’héroïque soldat qui réussit l’exploit de retourner le sens de l’histoire au profit de l’équipe qu’on soutient. Je ne me souviens pas qu’il s’appelât Julien, mais je préfère retenir ce prénom. Il représentait pour moi la Patrie qu’on m’avait inoculée dans le cœur et l’esprit et qui restait le décor permanent de tous mes déplacements, aussi différents soient-ils entre ces deux espaces. Le drapeau tricolore jurait avec le décor d’ocre et de granit qui nous entourait. Mais il était bien là, repère, comme une balise en pleine mer. Julien portait le même écusson tricolore sur sa manche et le nom de son régiment. Il était question de vaincre ou… Je ne sais plus. Avant de partir, son paquetage à ses pieds, quelques affaires sur son lit pliant, il me fit signe de fouiller dans un sac kaki, un sac de réserves, et j’en sortis encore des confiseries. Julien n’avait pas d’épouse, pas d’enfants. Il ne voulait pas mourir quand même et il m’avoua qu’il préférait rentrer chez lui, en France. Je ne parvenais plus à lui parler et j’ai connu, depuis, ce mutisme à chaque départ d’un être cher. Dans ce silence il ne fit aucune promesse et j’eus la sensation de perdre un amour véritable. Je comprenais alors que l’amour n’était pas uniquement destiné aux filles ou ,par défaut, à la famille, mais que ce sentiment qui peut envahir tous les espaces du corps, peut être ressenti, donné, partagé. On se serra très fort la main et la sienne enveloppait mes doigts de la douceur de sa générosité.
Avec Julien, toute l’armée s’évapora. J’étais étonné d’être resté le seul à avoir assisté à leur départ. Dans le ciel les nuages jouaient à la bombe atomique et les grosses volutes blanches recouvraient d’énormes oranges. Des corbeaux apparurent. On n’en avait plus vu depuis plusieurs années. Années ? Je ne saurais dire. Malgré ma montre et les aiguilles des heures, des minutes et des secondes, je ne pouvais imaginer l’année. Les choucas étaient là, assez nombreux, assez bruyants, comme un colloque de notaires en difficultés d’affaires. Puis le silence se fit à nouveau et je n’entendais plus que la séguia qui coulait doucement .
« Quand c’est fini, ah, Inini, tout recommence. »
C’est un air qui me réconforte. La fin de toute chose me désole et pourtant elle est tellement nécessaire au renouveau. L’armée, venue, repartie, est semblable à l’orage attendu, bienfaisant et disparu. Dès le réveil, c’est la débandade des folles créatures rêvées. Elles sont si vite oubliées qu’il arrive qu’on les rappelle sur la scène de nos nuits. Mais ce ne sont jamais exactement les mêmes. Comme nos chers disparus. Ils reviennent dans nos souvenirs selon les âges, les moments, et ils sont parfois si différents que la confusion hante notre mémoire. J’aurais dû approcher de près la peau de l’altérité, comme on observe l’abeille dans sa corbeille de pollen, sur les immenses pétales et les pistils orgueilleux . Ainsi l’iris de son regard, la fleur de son sourire dont l’émail brille d’un diamant de salive. Mon père à sa fenêtre entre les temps d’enfance alsacienne et la vieillesse là où le vent l’a emmené.
Il n’y a que dans mes rêves que j’ai observé ces détails. La petite veine battant la tempe du tempo de la vie ; les pores de l’épiderme ouvertes comme de minuscules bouches aspirant l’air du temps ; les narines se rétrécissant puis s’élargissant selon les odeurs de passage, tout en restant immobile ; les doigts recroquevillés sur la paume de la main tremblante avant de donner une caresse irrépressible ; tout ce que les corps accumulent de secrets et de douleurs, de surprises et de douceurs.
Sur les champs de bataille, là où les blés ont repoussé, quand tous les cadavres ont trouvé leur sépulture, il ne reste rien du cauchemar, sauf à vouloir en conserver la trace malgré le temps. Pour se souvenir, il faut bâtir des monuments, hisser des drapeaux, commémorer les exploits, la gloire et les sacrifices. C’est une multitude de fins sans fin et il faut y trouver une raison de recommencer. Parfois, autant l’anticiper. J’ai détruit tous mes dessins d’enfant.