chapitre 15
La tente des bedoins
"Dans cette nuit que j’aurai pu colorier avec ma plume plongée dans un encrier de porcelaine blanche, aux encres multicolores, jamais asséché, on aurait pu y faire défiler toutes nos intentions."

La tente des bedoins
Dans cette nuit que j’aurai pu colorier avec ma plume plongée dans un encrier de porcelaine blanche, aux encres multicolores, jamais asséché, on aurait pu y faire défiler toutes nos intentions. Pas de lumière isolée au lointain, peut être un ksar, mais éteint, abandonné des lucioles elles-mêmes. Un noir aux reflets comme des courants marins de bleu profond. Le noir de la liberté de création, ce néant, ce chaos qu’on prête aux créateurs. L’écrivain gagnerait à écrire sur une page noire. J’étais cet auteur original, parvenu sur ces lieux pour parler de mon enfance et de la jeunesse de mes parents et de leurs amis juifs.
J’avais regagné avec les autres une immense tente de laine, noire elle aussi, surélevée, pour échapper aux nuisibles tout en laissant monter des âmes sombres. Avec les humains, un troupeau de chèvres étonnement silencieuses, ruminaient dans cette sorte d’arche de Noé, qu’on appelait une rhaïma, une habitation nomade mais destinée à ne pas se déplacer souvent.
Là encore, c’était un homme très grand qui dirigeait la vie de cet ensemble dont la cohérence était aussi solide que le tissage des parois de ce refuge. Je notais sur mon carnet les caractéristiques que j’observais et qui serviraient à construire un article sur cette sorte de soucoupe volante tombée dans le sable du désert. L’homme, Mustapha je crois, nous servit un café au poivre et comme je n’avais plus mon apparence d’enfant, j’y eu droit moi aussi. Le breuvage nous réchauffa jusqu’à la plus infime veinule de notre système sanguin.
Peut-être, y avait-il ajouté une drogue hallucinogène car je découvris la nuit dans le désert comme jamais plus je ne la verrai. Un petit trouble de la vue d’abord, comme celui que j’avais au début de mes migraines, puis des phénomènes ophtalmiques tels que je n’avais plus de vision humaine, mais peut être celle d’un animal, avec, en alternance, des couleurs et une absence de couleurs, des éclairs comme des pointes de lances saturées du reflet du soleil, des spirales de lumière progressivement assombries ou éblouissantes, selon la croissance ou la décroissance du mouvement hélicoïdal de ma vision, devenue complétement sous emprise d’une commande mentale que je ne maîtrisais plus.
Dans cet univers déstructuré, j’entendais des notes extraordinairement graves déposées sur l’enclume de mes oreilles, sans douleur, mais avec une infime infusion de frissons de plaisir, que l’harmonie de la musique suscite quand on est au cœur même d’une mélodie, ou comme lorsqu’on danse sur les portées, d’une noire à une blanche, d’un rythme fou à la douceur triste d’un lamento.
Ces sons étaient aussi des images et j’aperçus derrière le rideau doré des premières cloisons, des danseuses au ventre nu et portant de courts pantalons bouffants de soie bleue. Des noires, des blanches, les seins nus, et la musique semblait habiller ces princesses ou servantes du caraco le plus décent. Mustapha me fit signe d’approcher ;
« Tu peux voir, tes parents ne sont pas là … »
Mais je ne craignais pas mes parents ! J’étais reporter et tout ce qui concernait ce voyage extraordinaire ne pouvait m’échapper. Je m’approchais donc. J’armais mon appareil que j’avais chargé d’une nouvelle pellicule. Le temps de faire une mise au point, la musique s’était malencontreusement arrêtée.
« Il fallait donc le comité de censure pour me rendre spectateur de ce spectacle antilope ? »
« Non, petit esprit, rien à voir avec interlope. »
« Vous pouvez sourire charmante Elvire… »
Les vilains jeux de mots malgré moi, à cause de mon ignorance !
Comme « adultère » n’était pas un composé du mot adulte !
« Les mots, petit, ce sont les vraies portes de la connaissance pour ceux qui parlent, qui évoquent, racontent des histoires. »
J’avais beau avoir la tenue d’un Tintin reporter, j’en avais aussi la naïveté et la pudeur.
« Imagine-tu seulement le zizi du héros en pantalon de golf bouffant, ce vêtement qui « nous foutait la honte » ? »
Et il faudra bien des années d’anatomie sauvage dans les rangs des élèves- internes entrant dans les salles d’étude pour en découvrir de déterminants. Avant de recevoir la Révélation, cette Annonce faite aux petits, il me fallait encore attendre, de toute évidence. Un ange-oui, un séraphin même- mettait son doigt potelé devant sa bouche de fraise comme pour m’intimer le silence. Il n’était plus temps de poser des questions. La culotte de tissu écossais était descendue en accordéon sur mes chaussures. J’étais à mon tour, cul blanc, avec des joues si rouges que l’Espagne en choisit une couleur. Plus d’appareil photo, les étamines de chardon à souffler.
Mes parents me retrouvèrent ainsi. Torse nu, petite culotte grise de tissu solide, les pieds nus, coloriés comme ceux de ces peintres originaux qui utilisent tous les membres pour faire danser pieds, mains, sexes et pinceaux sur les planches de toile. J’avais mille idées de sujets pour peindre et les couleurs faisaient un festival dans mon imagination, à tel point qu’il me fallut choisir un chevalet où se tenait une toile vierge.
Cette toile était magnifique parce qu’elle était nue. Elle accepta que je recouvrisse son corps. Avec le pinceau je suivais toutes les courbes de niveau de ce paysage de douceur, fontaines, plaines et bosquets. Quand j’eus le sentiment d’avoir terminé, je me demandai quand même ce que je venais de réaliser. Encore ce secret. Notre sortie dominicale n’avait servie qu’à approfondir mon ignorance, qu’à masquer de nouvelles bandelettes le secret, comme dans un sarcophage.
Chaque fois que j’avais essayé de découvrir l’envers de mon désir improbable, avec le portrait de Catherine, les esquisses d’Esther et ce golem venu de Judée, je ne faisais que renforcer ma curiosité et encore plus ma frustration. Pourtant je savais que mon bonheur était là, y compris dans les mots que je découvrais devant l’objet, du réel, du désir, du possible.
Finalement l’ennui n’était pas aussi ennuyeux. Il m’obligeait à forcer ce bout de cervelle à produire tout ce qu’il inventait, par tous les temps, de nuit comme de jour, qu’il vente, qu’il pleuve, qu’il neige, qu’il pleure, qu’il crie, qu’il hurle. Il était tout à la fois. Un jour on le délimitera, on lui donnera un nom complexe et ce sera l’explication parfaite de ces prodiges. Découvrir l’inconnu, le comprendre, le museler.
Peut-être qu’avec le temps un amas graisseux enveloppe ce moteur mental, aristotélicien peut être, et qu’en vieillissant, malgré l’ennui, rien ne le sollicite avec assez d’énergie pour qu’il offre toutes ses potentialités. Monsieur Bergson n’y a pas pensé quand il a travaillé sur l’énergie créatrice.
L’aéronef, l’Oldsmobile, la soucoupe volante ne sont plus sous les abris de tôles en plein soleil du Tafilalet. Quand toutes les traces sont effacées, à qui raconter ces contes véridiques sinon qu’à soi-même ? Au thérapeute qui se veut rassurant ? Le temps tue les témoins et les confidents aussi sûrement que nos témoins de moralité, avant notre procès.
Dans un journal, en France, il y avait cet entrefilet :
« Des européens portés disparus dans le Sud marocain depuis quarante-huit heures. Partis en promenade avec leur automobile, deux couples de la société minière Penaroya et un enfant de sept ans sont actuellement recherchés. »