6 Décembre 2024
L'autre mirage
"Ne vous est-il jamais arrivé de poser au hasard un doigt sur une mappemonde, d’imaginer un tapis volant et un bon génie pour partir en voyage ? Pour ma part, j’ai souvent tenté ce diable. Diable du partir, diable de l'inconnu, diable du mirage. Avec un djinn de bonne composition, qui plus est."

L'autre mirage
Ne vous est-il jamais arrivé de poser au hasard un doigt sur une mappemonde, d’imaginer un tapis volant et un bon génie pour partir en voyage ?
Pour ma part, j’ai souvent tenté ce diable. Diable du partir, diable de l’inconnu, diable du mirage. Avec un djinn de bonne composition, qui plus est.
Regardez la carte. J’y passe et repasse. Ma sublime maison en Champagne pouilleuse, face aux champs de colza et devant les bois d’Othe. La belle solitude dans les chemins de calcaire et l’immense plaine troyenne d’Achille et d’Hector. L’espérance de la fée poésie malgré le quotidien fonctionnaire. Peuple taiseux comme moi, parfois roué et ironique : « Vous ne tiendrez pas dans cette rue du champ du four ! » Le champ de bataille, Verdun pas si loin que cela, le four pour le pain quotidien, les pommes à couteau, et la petite école, et les vieilles maisons à colombage, épuisées par les pluies et la neige et le temps depuis le moyen âge. Et l’âge de ma fille, vers cet horizon où je la perdrais et celui de mon fils en tenue de footballeur, amour pour toujours de ma progéniture.
Je me croyais au seuil de l’empireprussien où naquit mon père, dans ces aubes grises et violettes du grand Est. Je croyais à la morsure du romantisme teuton, au clin d’œil de Goethe, à la missive de Rainer Marie Rilke. Je plantais mes vers dans la mousse et les fougères du bord de la route nationale vers Troyes.
Troyes rêvée et unique but de ma vie désormais. Mais pour mon épouse à la blondeur et aux yeux bleus des gens du Nord, urbaine et cultivée, cette campagne sombre et avare de reliefs et de mouvement était un champ de bataille abandonné. Elle revenait toujours, étonnée et triste de faire la classe à ces enfants cabossés et contraints. Ce monde, j’aurais dû le réserver à la solitude qui malgré mon empressement à poser ma première pierre d’identité, m’attendait patiemment. J’allais parfois jusqu’à Reims, traversant le vignoble champenois et son étincelante prospérité, loin de la tristesse des espaces troués par les cultures rases de betteraves. Je retrouvais le sourire de l’ange de la cathédrale et la chaleur humaine de mes collègues si solidaires. Je portais costume avec cravate, me posant auprès de ma confrérie comme on se blottit auprès de ses parents, dans le lit tout chaud de leur nuit sans leur enfant. Mon D.ieu comme j’étais encore un enfant. Un enfant mari, un enfant père.
J’avais un territoire comme on avait un Duché, c’était l’Aube, département éponyme de ma carrière professionnelle. Je me délectais de traverser les forêts profondes qui couronnaient de petits vallons où coulaient des ruisseaux frileux et abritaient d’humbles villages, dans la même posture qu’ils avaient au début du siècle. La petite église et ses cicatrices de l’érosion, la modeste halle dont les jambages ployaient désespérément pour cacher le lavoir oublié avant de laisser découvrir la place et son monument au morts et la mairie qui semblait aussi abandonnée. Tous ces vestiges, de bois vermoulu et de pierres usées, semblaient bruisser d’une vie antérieure, des sabots des chevaux, du fer qui cerclait les roues des calèches et des charrues. Ni de ce passé, ni du présent que je ne savais pas retenir, je ne songeais qu’au moment où je prendrais le temps de revenir.
André Rettig Azoulay