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Le fameux decret
"On pourrait commencer la belle histoire de la famille Rettig en évoquant les maisons à colombage, les géraniums penchés comme des curieux sur les balcons inondés de lumière. Un grand père avec son casque à pointe-le Pickelhaube- brillant au soleil, revenant de sa caserne de Metz en Lorraine occupée. Une grand-mère occupée aussi, mais elle, à la préparation du Baeckeofe et du Kougelhof dont les frères Ernst et Fernand en raffolaient"
Le fameux decret
Le vingtième siècle était tout neuf, on disait de son Art qu’il était nouveau et la jeunesse semblait faire fi des guerres dans un monde où l’Occident jouait aux puzzles des Nations. Imaginez un instant qu’aucun des fils dont on vient de nommer quittât ce bout d’Europe franco-germanique pour aller vers ce Maghreb où nos destins individuels poussèrent comme ces petits plants d’agave, résistants à la soif comme à la froidure. Lorsque vous levez les yeux pour admirer le vol de cigognes, pensez à leur terre d’origine qu’elles quittent régulièrement à chaque saison. Pas nous.
« J’écrirais plus tard une histoire plus complète de ce que nos grands-parents ont vécu en leur époque. Pour le moment, je ne parlerais que par bribes de l’histoire de mon père, Ernest Rettig, et de ma mère, Léonie Azoulay. Ce sera surtout un récit morcelé par les intrications et implications qui constituent une réalité de l’Histoire de l’Algérie et dont je commence à comprendre enfin les événements enfouis et les vérités dénichées.
Parmi ces événements, il en est un fondamental, à la fois pour la relation de la France à l’Algérie, mais aussi pour la relation du régime de Vichy aux juifs d’Algérie. C’est le destin du décret d’Adolphe Crémieux qui accorda en 1870 la nationalité française aux juifs d’Algérie. Or ledit décret est abrogé par les autorités vichystes en Algérie, avec beaucoup de zèle, en Octobre 1940 ! »
On pouvait alors entendre dire, dans les villes blanches de la colonisation :
« La belle affaire ! Comment distinguer un indigène d’un juif à cette époque-là ? Petits commerçants, artisans, paysans, exceptionnellement médecins, instituteurs, avocats, ce petit peuple juif ne méritait pas l’honneur d’être de souche française. »
« Je voulais être plus léger, vous narrer une sorte de conte, avec des personnages dont vous avez entendu parler. Mais ce foutu temps qui passe enjambe les années et même les siècles. Comment échapper dans nos petites histoires familiales à la Grande Histoire ?
Mes très chers de notre sang, comment imaginez-vous alors la sidération de votre arrière-grand-père, brusquement soumis aux interdictions des collaborateurs français, de continuer son petit commerce, d’acheter un billet de loterie, de se mêler aux « européens », et d’être le dernier de la liste lors de distribution de lait pendant la famine ? Et pourtant cet homme avait combattu dans les tranchées de Verdun, portait encore ses médailles militaires jusqu’à ce qu’on les lui arrache, pour les remplacer par l’étoile jaune, fabriquée par un industriel français à Oran, avant même que Pétain les exige en France !
Je n’avais pas conscience de toute cette injustice, de cette infamie, pendant très longtemps. C’est vrai que le silence a toujours prévalu, surtout en notre présence. Pour nous protéger ? Hélas, chaque enfant se rend compte qu’un secret est caché dans la prunelle de chaque humain. Il va chercher à le deviner, faire des hypothèses, se tromper, s’acharner, devenir sinon paranoïaque, au minimum dépressif. Voilà pourquoi je veux essayer de le percer un peu ce secret.
André Rettig Azoulay