chapitre 20
L'enfer existe
"L’enfer existe. Pas celui des religions, celui de notre pauvre petite terre qui s’effrite entre nos doigts."

L'enfer existe
L’enfer existe. Pas celui des religions, celui de notre pauvre petite terre qui s’effrite entre nos doigts. Il n’y a pas de papillons sur ce sable, les fleurs sont trop étroites et sèchent trop vite. Les grottes sont vides, les parois nues et, seules, quelques chauve-souris y résident encore. Les dessins n’ont pas franchi le temps. Nous sommes tous partis sans nous dire au revoir. Le palais s’est dissous comme dans de l’acide, ne laissant que la trace sombre des fondations. Le sol est sec, l’argile craquelé recouvre le lit de l’eau. Laids barbeaux, grenouilles asphyxiées, criquets efflanqués, c’est le peuple survivant de l’enfer.
On m’a mis dans un carrosse antique avec des mulets étiques. Pour une nouvelle province infernale où il ne sera plus possible de rêver. L’époque avait reculé, plus rien n’aspirait au progrès. Seul, encore une fois, dans un espace trop grand pour moi, malgré les limites anciennes. J’arrivais malgré tout à destination. Je devinais les lieux, ce qui m’attendait et je commençais enfin à avoir peur. Cette peur, elle ne m’a jamais quitté. C’est une vipère lovée dans chaque creux de mon ventre, changeant de place en frottant de sa peau d’écailles lisses tous mes viscères. Avec des temps de répit, pour me laisser le temps de reprendre espoir.
Nous étions cent dans une immense pièce où nos linceuls étaient posés devant des coffres d’acier. Nos costumes d’étoffe grossière, gris et trop grands, portaient un numéro qu’une brodeuse patiente avait marqué au niveau de la poitrine. Je me souviens du mien : numéro 218. Il y avait un chiffre comme cela sur les tonneaux de poudre de de la poudrière. En face de ce qui était chez moi, le logement de fonction de mon papa. Il m’autorisait la nuit à inonder le ciel de feux d’artifices, de libellules flamboyantes et de lucioles et leurs lampions. Mais là, ce n’était qu’ombre sombre, comme la poussière des cendres et le charbon du brûlé.
Nous étions cent, mais j’étais seul. Nous faisions tous les gestes du précédent ou du suivant, instinct grégaire entre celui de la vie et de la mort. Les douches alternées, l’eau glacée puis brûlante, trop rapides ou trop longues, expulsés des carreaux de faïence couverts de buée, nus et honteux à cause des sexes d’anges au milieu des déjà boucs émissaires. Les peaux blanches ou brunes, comanches, sioux ou aveyronnais, indiens des continents contournés, des ports manqués, des erreurs de navigation. Mais rassemblés là, prisonniers internés, internes entravés, bonheurs empêchés. Progéniture expiatoire que seule la connaissance pouvait sauver. Celle de cet enfer comme une épreuve des braises, pour en comprendre la morsure qui transperce, le léchage des flammes qui étend la douleur sur toute la largeur des langues de feu. S’y habituer un peu, ne plus hurler, ne plus pleurer, serrer les dents et laisser son visage de souffrance s’enlaidir jusqu’à la rémission.
Où étaient passées les petites filles ? Nous n’avions de signes d’elles que par des vols d’oiseaux en papier et nous les voyions, au loin, dans leur tunique beige, numérotées elles aussi, passer de la cour des vers à soie aux salles de prières païennes. Elles parvenaient à nous offrir des vers de bombyx dont nous précipitions la métamorphose en papillons, la nuit, sous nos linceuls, sur les feuilles entamées des mûriers. Mais nos bienfaitrices n’étaient plus de petites filles. Comme nous, elles avançaient vers cet horizon où il n’y a plus de petits ni de grands, mais des nains ou des géants.
Je ne rêve plus de cette période de la vie, celle du homard de Dolto, la plus douloureuse pour le mollusque en transformation comme pour le géniteur de ce monstre angélique. Il me semble que c’est le temps de l’intérieur, du sombre, des laideurs. Des éruptions acnéiques aux poils incertains sur leur socle de peau rougie par l’infection, de ces apparitions épidermiques sur le corps et cette protubérance alternative de l’appareil génital. Les sculpteurs antiques ont toujours préféré les ignorer et attribuer à ces endroits la discrétion et la taille du bourgeon.
La grande ignorance, c’était celle du corps des filles et les planches des dictionnaires ou les photos pornographiques volées dans un bibliothèque familiale, entre les pages d’un ouvrage secret, ne faisait qu’amplifier la confusion des hypothèses. Bienheureux les initiés, leur horizon dépassait de loin les bornes frustrantes du nôtre.
Heureusement dans nos robes de bure distinctes, nous vivions en parallèle comme des gisants dans les cryptes des cathédrales. Nous enchaînions les jours et les nuits comme les étapes d’ un chemin qui devait nous mener à un avenir meilleur, sans imaginer les contours, en pariant sur les possibles et les victoires. C’était cet espoir qui nous faisait accepter cette morne promenade dans le temps de l’adolescence en ébullition, retenue par l’alambic de notre surmoi et de notre éducation.
Du linceul à l’armoire métallique, il y avait des pièges de cendres ardentes, ceux qui enflammaient avec nos pieds nus, nos visages livides, à cause d’une honte imbuvable, tant le breuvage avait le goût de la cigüe. Ce goût, cette chaleur, ne disparaîtront jamais plus. Ils reviendront, à l’improviste, à n’importe quel moment, quand la mémoire dérapera sur ce crachat en éternelle ébullition. Mémoire sadique, avec tous les détails douloureux, les mêmes mots, les véritables intonations, les gestes reproduits à l’identique, les sales couleurs aussi laides que fut la réalité, la douleur de la honte toujours ressentie comme avec toutes les flèches perçant le corps d’un jeune Saint Sébastien, tendre comme le beurre baraté.
La sorcière était toujours là, chaque jeudi après-midi. Sa blouse de nylon fleuri recouverte d’un épais pullover grisâtre avec un liseré bleu. Elle vérifiait l’état de nos lits comme un officier des troupes mongoles, accompagnée de deux nains en armure qu’une lance trop grande battait avec grand bruit dans leur dos. Mais l’horreur débutait avec le grincement de la porte de mon casier. Tous les yeux étaient tournés vers mon cloaque. Chapelets d’iris dont la lumière globuleuse éclairait le fond noirâtre de mes vêtements jetés comme des ordures. Le gnome ne savait pas essuyer son fondement et ses excréments trop souvent liquides en faisaient des rubans de merde.
« A genoux, je te supplie de ne pas m’attribuer cette horreur. A toi, ombre blanche, pureté en poudre d’étoiles, je te demande pitié pour cette saleté que mon corps ne sait pas rendre discrète. Je suis un porc dont la robe cache les membres encrassés de boue et de traces d’étrons et je regarde les cieux pour demander à celui qui a dû nous créer, si il avait décidé pour moi cette double appartenance ? »
Pas même ma mère me prendrait dans ses bras, ni s’approcherait de moi sans ce rictus où la déception l’emporte sur le dégoût.
De destinée biblique, Hachem avait dû m’entendre et il fit tomber le ciel sur ma tête de juif gaulois. De belles trombes d’eau, à remplir le ruisseau et claquer des flaques sur les troncs des peupliers et les tiges des roseaux emplumés. La sorcière avait été emportée, son gilet faisait un amas coincé sur une roche apparente. Il n’y avait plus personne, encore. Cent paires d’yeux éteintes n’empêchaient pas la lumière de venir me réchauffer. J’étais encore nu, petit Dieu dans la nef de la cathédrale qui avait surgi entre les vagues des inondations, ou encore enluminure sur la Torah, dans la synagogue resurgie des submersions millénaires sur cette terre sans nom.
Je ne fus pas le seul survivant de ce cataclysme miraculeux. Les cent s’éparpillèrent et nous devrions nous retrouver un jour sur une autre planète. Ma mère fut étonnée de ma propreté, de la bonne odeur de mes vêtements, jasmin et laurier rose, et je vis subrepticement la toute petite grimace qu’elle fit quand, me caressant la joue, elle sentit ma barbe naissante.
Allais je sortir de l’enfer ?