chapitre 7
Mon premier presque nu
"J’avais fait plusieurs croquis sur un carnet de dessins, fabriqué de mes propres mains, avec un fil à coudre rouge, assez épais pour tenir l’ensemble"

Mon premier presque nu
J’avais fait plusieurs croquis sur un carnet de dessins, fabriqué de mes propres mains, avec un fil à coudre rouge, assez épais pour tenir l’ensemble. En dessinant, je n’avais pas veillé à la ressemblance entre ce que je crayonnais et ce que j’observais. C’était un moment d’envol, sur des ailes soyeuses et larges, de cigognes ou de flamants roses. Je posais Catherine dans le jardin de l’oasis, à l’ombre d’un olivier tout en contorsions, à l’abri des regards, même si Catherine était encore devant le groupe d’enfants artistes, commençant à ressentir l’ennui et la raideur de l’absence de changement de position. Mon modèle, je le choyais et elle me souriait de reconnaissance. Elle était sur mes pages, comme sur un incunable, entre graphismes de dévotion, enluminures religieuses et dessin nerveux pourtant précis, charbonneux par endroits, mais dont la finesse du graphite donnait vie à l’ensemble des ombres. C’était ma première œuvre, sur le vif. Finies les reproductions des personnages de Walt Disney ou les mauvais « illustrés » italiens dont les titres me font honte à présent. J’en étais fier, étonné d’avoir trouvé seul la technique d’ombrage, le renfort du geste par l’élargissement de la pointe du crayon et l’impression de gravure d’orfèvre par répétition de formes fines, répétées à l’envi.
L’orgueil est mauvais conseiller. Je laissais mon carnet avec assez d’ostentation pour que mon père le vit. Il m’avait appris à faire des cercles sans compas, en suivant le contour de récipient plus ou moins large. J’avais eu aussi la leçon « de la tête à Toto », exercice autant graphique qu’algébrique. Un maître qui ne rivalisait pas avec ceux que mon dictionnaire m’offrait, en éblouissantes peintures et surtout en autoportraits, dont je m’étonnais toujours que de si laids personnages pouvaient créer d’aussi belles fantaisies. M’étant éloigné pour lui laisser le temps de le feuilleter, je ne tardais pas à tressaillir quand j’entendis mon père hurler mon prénom, comme on appelle un criminel qui ne s’est pas assez éloigné de son forfait. Je me rendais sans réagir. Tombé du haut de mon ambition dont on venait de couper les ailes, je m’approchais de mon père comme un bourgeois de Calais, abandonné à son sort et dont on voyait les palpitations de son cœur à travers son haillon déchiré.
« Mais qu’est-ce que c’est ça ? »
Je pensais que ce « ça » était très réducteur pour ma technique autodidacte mais très inspirée. Il n’attendait pas de réponse, tout son corps tremblait d’offuscation et de surprise d’avoir vu le diable. Il leva enfin les yeux vers moi et je compris son émotion de père trahi par un fils qu’il croyait bâti dans un marbre de pureté.
« Mais, André ? Est-ce bien toi qui a dessiné ça ? »
Si, pour la morale en cours, à cette époque de sexualité incertaine, je pouvais renier mon intervention ; pour le « coup de crayon » je n’avais pas la lâcheté de me défiler :
« Oui Papa, c’est moi. »
Ma mère voulu s’approcher du corps du délit, ce que mon père refusa catégoriquement. Comme pour la protéger de la déception maternelle :
« Son petit en avait fait de belles ! »
Mais justement, grâce à ces si belles, la vie d’artiste pouvait commencer ! Mon père finirait par s’habituer et peut être apprécier mes croquis. En douce, comme je le faisais avec les somptueux numéros de L’illustration, ouvrages prestigieux d’où la beauté coulait sur les pages comme le miel et le lait que les nomades du désert offrent aux voyageurs égarés.
Je ne dois pas omettre de dire que j’ai pris un gifle, sanction réglementaire et obligatoire, que les années passées par mon père dans l’armée, avaient édifiée en règlement familial intérieur. En faisant le point sur le rapport crime/peine, je me rendis compte de la clémence de mon officier de père, (de paix plutôt). Car Catherine apparaissait complétement nue, alors qu’elle ne l’était pas. Mais avec les indices corporels que j’avais étudiés, dans les revues, au cinéma, en sciences naturelles, je parvenais par intuition à recomposer l’ensemble des parties du corps, à la manière d’un légiste ou d’un ethnologue ayant pu dater la période du cadavre. Une seule « zone » continuait à m’échapper- non pas le sexe dont on savait le peu d’apparence- mais plutôt ce qui devait déterminer, pour nous garçons, notre rapport à la féminité, je veux parler des seins. Or les seins de Catherine ne donnaient aucun signe d’apparition, même si Louis, notre veille technologique du processus de féminisation, nous rassurait en nous disant :
« Il faut patienter, ça viendra. Même pour les truies c’est comme ça. Et ma sœur Suzanne, à quinze ans, c’est arrivé, comme çà : »
-et mimant le geste-
« comme des obus ! »