chapitre 14

On the road again

"Si je devais trouver un symbole de ce que peut être ma vie, ce serait, banalement mais inévitablement, une route."

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On the road again

Si je devais trouver un symbole de ce que peut être ma vie, ce serait, banalement mais inévitablement, une route. Sinueuse, non pour montrer la difficulté de vivre, mais pour bien indiquer qu’il s’agit d’une route. La ligne droite évite les obstacles, le manque d’imagination, d’épaisseur, de surface même si il y a plusieurs voies parallèles. Le virage indique le respect du relief, de l’existant, il réserve la surprise, stimule la prévoyance.

On peut faire le tour du Monde, toutes les routes se ressemblent. Et je ne m’en lasse jamais. C’est un pouvoir considérable que l’homme a offert à l’homme en inventant l’automobile. Ce sera l’Auto. Celle de l’autonomie grâce à sa mobilité. Et pour moi qui feins de chercher un pays pour des racines, quelle place idéale pour observer et choisir, comparer, éliminer.

On pouvait raconter ses voyages en automobile et intéresser un peu par les découvertes qu’ils permettaient. Aujourd’hui, c’est le même discours sur ce déroulant, cette bande noire ou grise ou boueuse. Un point vers un autre, qu’un GPS annonce avec tous les détails et le vécu ne diffère pas du prévu.

Sauf ce dimanche après-midi où l’ennui s’était posé sur la terrasse en ciment de la maison. Le vent soufflait sur des pelotes de branches sèches que des lézards préhistoriques, iguanes en réduction, s’amusaient à bloquer et laisser repartir. La solitude avait une étrange étoffe sur ses genoux blancs. L’orage ne l’effaçait pas du tableau d’école où elle s’était mise en scène. Une gymnopédie, comme on disait en ce temps-là. A qui appartenait-elle cette danseuse en mousse de nylon et en lichen du canyon ? A nous tous, à ce moment-là. Comme à tous les cœurs battant dans les poitrines des grosses caisses des fanfares, quand la fête est finie et que les majorettes en fruits confits sont disparues. La sueur qui coule sur la tempe brûlante a ce goût fruité et amer des douceurs exotiques dont on ne garde jamais longtemps le souvenir. Pourtant je me souviens toujours de la Solitude. Elle a de la famille cette artiste triste. L’Ennui, bien sûr, tellement ressemblant qu’on ne peut sérieusement douter des origines de la progéniture. La mélancolie et son horizon fuyant de désespoir. Les palmiers font des dattes pour « sucrer le bec » de ceux qui se sont perdus dans son désert. Des québécois étaient venus nous regarder nous ennuyer et ils étaient ravis de se photographier au tour des troncs taillés en briques de fibres. Les dattes, certaines au sol, suintaient de chaleur et de sucre. La mélancolie, l’ennui, la solitude faisaient la fine bouche.

C’est dans ces moments-là que Monsieur K. proposait d’aller faire un tour d’aéronef. Madame K. protestait un peu et puis cédait. Comme toujours. Pour ne pas laisser s’installer la dictature de l’époux. Ou toute autre dictature. Clara K. avait compris çà dans le camp du Struthof. Ils en parlaient si peu que cela restait un mystère permanent. On supposait que l’aéronef venait de ce camp, avec lequel ils s’étaient enfuis. Mon père souriait et sa petite moustache blonde se levait au-dessus de ses narines.

« Mais non, Monsieur K., laissez votre aéronef sous le hangar. Et de toutes façons, il n’y a pas assez de place dans cet engin ! »

Il se tournait alors vers son Oldsmobile rutilante dont il avait laissé le moteur tourner. Une symphonie de cylindres d’or, l’adagio d’une courroie tellement régulière, que les pistons d’argent trouvaient leur rythme dans les tremblements profonds des timbales et des cymbales sur des pieds d’étain graissés avec une huile magique.

« Quelle magnifique mécanique ! » s’émerveillait-il toujours.

Pourtant il ne savait pas comment fonctionnait cette merveille. Comme un chef d’orchestre qui n’a jamais appris la musique. Mais comme un amateur passionné qui savait repérer le Beau, partout où il avait posé sa marque.

« Allez, en voiture, les amis ! »

Personne n’avait prononcé ces mots, mais tout le monde les avaient entendu. Et chacun prit instinctivement une place qu’il pensait être la sienne.

Souvenirs, rêves, imaginations, illusions, ma malle est pleine. On pense perdre ses trésors avec le temps qui passe, vieux- poucets à l’espérance vaine du retour, et finalement elle s’est remplie, avec confusion certes, mais générosité, inventivité, créativité, amour.

Ce voyage, ce dimanche après-midi, fut inoubliable.

Le trajet d’abord, sans orientation précise, sinon celle qui prend la direction d’une mésa gigantesque, rouge du fer et du manganèse qui la constituent. La table du Diable. C’est ainsi qu’on la nommait. Tellement visible qu’elle semblait attirer tous ceux qui l’avait aperçue, à quelque endroit où son apparition transperçait le halo de chaleur qui dessinait le cadre de tous les paysages. Ceux qui pouvaient, collaient leur nez sur les vitres fermées à cause de la poussière qui s’infiltrait, soulevée par les roues.

L’Oldsmobile était devenue elle-même rouge, ocre rouge, comme les caméléons qui fonçaient autour du véhicule, aussi vite que lui, malgré l’inélégance de leur course dont les courtes et inégales pattes, leur donnait l’impression d’être victimes d’une chute éminente. Mais cela n’arrivait jamais et ces sauriens enchaînaient cabrioles sur cabrioles, comme pour un spectacle comique. J’arrivais à voir dans la spirale de leurs paupières une forme de jubilation, peut-être même une provocation dans notre direction, qui disait :

« Essayez de faire comme nous ! »

Arrivés dans l’entrée de l’espace que l’ombre de la mésa aménageait, comme un hôte bienveillant le ferait pour ses visiteurs, l’auto s’arrêta. On ne pouvait plus la piloter. Mon père tira sur tous les boutons habituels pour une remise en marche, mais rien n’y fit. Monsieur K. fit référence à son aéronef mais son épouse le fit taire, fidèle à son principe.

Quand on veut dramatiser une histoire, on suggère que le temps se couvre ou que la nuit ne tardera pas à tomber. Mais je ne raconte pas d’histoire. Je rêve.

Mes parents sont sur les sièges avant, mon père accroché au volant de bakélite et tapotant chaque cadran dont la lueur diminuait avec le temps. Ma mère, incroyablement, ne s’inquiétait pas. Elle n’avait même pas évoqué les enfants absents lors de ce périple, ma sœur et mes frères. Elle se retournait de temps en temps vers moi pour me sourire en signe de confiance. Le couple d’amis juifs se tenait par la main et avait entamé un chant en hébreu, un chant pour toutes les créatures, visibles ou pas. Je regardais tout autour de moi et bien des caméléons clignaient des yeux.

Comme c’est un rêve, il fait nuit.

Les batraciens nous avaient rejoint et un petit diamant lumineux surmontait leurs yeux. La voiture était devenue l’aéronef. Non pas celui de Simon et Clara K., mais un nouveau, qui nous était inconnu. Le cockpit était tapissé de petites lumières, blanches, vertes, rouges. Ces lueurs colorées allumaient nos visages d’êtres intergalactiques improvisés.

Aucun d’entre nous cinq ne s’étonnait. Mais si mon père n’avait de cesse de discuter avec Simon, c’était plutôt un silence gêné du côté de Clara et ma mère. Pourtant j’avais cru deviner qu’entre les K. et ma mère, il y avait un lien -c’est le mot- venu de la nuit des temps, ceux de la destruction des temples, de la traversée de déserts ou des pogroms. Mon père plaisantait avec cette histoire et nous disait souvent que pas un désert ne pouvait plus nous effrayer. Et c’est vrai que l’immensité sableuse, même enfouie dans le noir de la nuit, ne créait aucune émotion craintive chez moi. Bien au contraire, j’avais l’impression qu’au bout de ces océans de dunes il y avait une incroyable liberté qui m’attendait.

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